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Full text of "Les poètes maudits"

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PAUL   VERLAINE 


LES 


POÈTES  MAUDITS 


NOUVELLE     ÉDITION 
Ornée  de  six  portraits  par  LU  QUE 


TRISTAN    CORBIERE   —    ARTHUR   RIMBAUD 

STÉPHANE    MALLARMÉ 

MARCELINE   DESBORDES-VALMORE 

VILLIERS  DE  l'iSLE-ADAM — PAUVRE  LÉLIAN 


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PARIS 
ALBERT     MESSEIN,     ÉDITEUR 

Successeur  de  LÉON  VANIER 

19,       QUAI       SAINT- MICHEL,       19 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lespotesmauditOOverl 


LES  POÈIKS  MAUDITS 


Don  du 

GOUVERNEMENT 

FRANÇAIS 

en  mai,   1938. 


A  LA  MEME  LIBRAIRIE 


Envoi  franco  contre  mandat  ou  timbres -poste 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUI{ 

VERS.  Poèmes  saturniens 3    » 

La  bonne  chanson .  3    » 

Fêtes  galantes 3     » 

Romances  sans  paroles 3    » 

Sagesse o  59 

Jadis  et  naguère 3  50 

Amour 3  50 

Parallèlement 3  50 

Bonheur 3  50 

Chansons  pour  Elle 3     » 

Liturgies  intimes 3    » 

Odes  en  son  honneur 3    » 

Élégies 3    » 

Invectives ,     .     .     .     .  3     » 

PROSE.  Les  Poètes  maudits  . 3  50 

Louise  Leclercq 3  50 

Mémoires  d'un  veuf. 3  50 

Mes  hôpitaux 3    » 

Mes  prisons 3     » 

Voyage  en  France  par  un  français  .  .  3  60 
27  biographies  de  poètes,  publiées  dans 

les  <(  Hommes  d'oujourd'liui  ....  2  70 

THEATRE.    Les  uns  et  les  autres;  comédie  en  un  ado 
en  vers,  repré.sentée  au  \audeville  ie  tu 

mai  1891  par  les  soins  du  Théâtre  d'art.  2     » 


PAUL  VERLAINE 


LES 


POÈTES  MAUDITS 


iNOUVELLE   ÉDITION 
Ornée  de  six  portraits  par  LUQUE 


TUISTAN   COUUIKKE   AUTIILK    RIMn.VlIJJ 

STLJMIAM^     MALLARMÉ 

MARCELINE    DESBORDES- VALMORE 

MLLIERS  DE    L'ISLE-ADAM    •   PAUVRE   LlhjAN 


PARIS 

ALBERT    MESSEIX,    ÉDITEUR 

SnccBssKUR    DK    LKON    VANIEK 

19,   QUAI   SAINT-MICHEL,     IQ 
19JO 


LES   POÈTES    MAUDITS 


AVANT-PROPOS 


Cest  Poètes  absolus  qu'il  fallait  dire  pour  rester 
clans  le  calme,  mais  outre  que  le  calme  n'est  guère 
de  mise  en  ces  temps-ci,  notre  titre  a  cela  pour  lui 
qu'il  répond  juste  à  notre  haine  et,  ?ious  en  sommes 
sûr,  à  celle  des  survivants  d'entre  les  Tout-Puis- 
sants en  question,  pour  le  vulgaire  des  lecteurs 
d'élite  —  une  rude  phalange  qui  nous  la  rend 
bien . 

Absolus  par  l'imagination,  absolus  dans  Vex- 
pression,  absolus  comme  les  liei/s-Netos  des 
meilleurs  siècles. 

Mais  maudits  ! 

Jugez-en. 


TRISTAN  CORBIERE 


TRISTAN  CORBIÈRE 

Tristan  Corbière  fut  un  Breton,  un  marin,  et  le 
dédaigneux  par  excellence,  œs  triplex.  Breton  sans 
guère  de  pratique  catholique,  mais  croyant  en 
diable  ;  marin  ni  militaire,  ni  surtout  marchand, 
mais  amoureux  furieux  de  la  mer,  qu'il  ne  mon- 
tait que  dans  la  tempête,  excessivement  fougueux 
sur  ce  plus  fougueux  des  chevaux  (on  raconte  de 
lui  des  prodiges  d'imprudence  folle),  dédaigneux  du 
Succès  et  de  la  Gloire  au  point  qu'il  avait  l'air  de 
défier  ces  deux  imbéciles  d'émouvoir  un  instant  sa 
pitié  pour  eux  ! 

Passons  sur  l'homme  qui  fut  si  haut,  et  parlons 
du  poète. 

Gomme  rimeur  et  connue  prosodistc  il  n'a  rien 
d'impeccable,  c'est-à-dire  d'assommant.  Nul  d'entre 
les  Grands  comme  lui  n'est  impeccable,  à  com- 
mencer par  Homère  qui  somnole  quelquefois,  pour 
aboutir  à  Gœthe  le  très  humain,  quoi  qu'on  dise,  en 
passant  par  le  plus  qu'irrégulier  Shakespeare.  Les 
impeccables,  ce  sont...  tels  et  tels.  Du  bois,  du  bois 
et  encore  du  bois.  Corbière  était  en  chair  et  en  os 
tout  bêtement. 


12  LES    POÈTl-S    MAUDITS 

Son  vers  vit,  rit,  pleure  très  peu,  se  moque  bien, 
et  blague  encore  mieux.  Amer  d'ailleurs  et  salé 
comme  son  cher  Océan,  nullement  l)erceur  ainsi 
qu'il  arrive  parfois  à  ce  Lurl^ulent  ami,  mais  rou- 
lant comme  lui  des  rayons  de  soleil,  de  lune  et 
d'étoiles  dans  la  phosphorescence  d'une  houle  et 
de   values   enra^irées  ! 

11  devint  Parisien  un  instant,  mais  sans  le  sale 
esprit  mesquin  :  des  hoquets,  un  vomissemenl, 
l'ironie  féroce  et  pimpante,  de  la  bile  et  de  la  lièvre 
s'cxaspérant  en  génie  et  juscpi'à  (juelle  gaîté  ! 

Exemple  : 

RESCOUSSE 

Si  ma  guilure 
Que  je  réparc, 
Trois  fois  barbare, 
Krlss  indien, 

Cric  de  supplice. 
Bois  de  justice, 
l^oîle  à  malice, 
Ne  fait  pas  bien... 

Si  ma  voix  pire 
Ne  peut  le  dire 
Mon  doux  martyre... 
—  Métier  de  cbien  !  — 

Si  mon  cigare 
Viatique  et  phare. 


1 


TRISTAN    CORBIÈRE  13 


Point  ne  l  égare  ; 
■ —  Feu  de  brûler... 

Si  ma  menace, 
TroFTibê  qui  passe. 
Manque  de  grâce  ; 

—  -Muet  de  Imrler  !,.. 

Si  de  mon  Ame 
La  mer  en  llamme 
N'a  pas  de  lame  ; 

—  Cuit  de  geler... 

\  ais  m'en  aller  ! 

Avant  (le  passer  au  Corbière  que  nous  préférons, 
tout  en  rall'olant  des  autres,  il  faut  insister  sur  le 
Corbière  parisien,  sur  le  Dédaigneux  et  le  Railleur 
de  tout  et  de  tous,  y  compris  lui-même. 

Lisez  encore  cette 

KIM  r\IMIE 

Il  se  tua  d'ardeur  et  mourut  de  paresse. 

S'il  vit,  c'est  par  oubli  ;  voici  C("  (pi'il  se  laisse  : 

Son  seul  regiet  lut  de  n'èlre  pas  sa  maîtresse. 

Il  ne  nncpiit  par  aucun  bout, 
l'ut  toujouis  poussé  vent  debout 
Et  l'ut  un  arlequin-ragoût. 
Mélange  ad  ni  1ère  de  toiiL 

\)\\  jr.-nr-sais-guoi.  — •  Mais  sacbanl  tout 
l)<î  l'or,  —  mais  avec  pas  le  sou  : 
Des  nerfs,  —  sans  ncrl".  V  igueur  sans  force  i 
De  l'élan»  —  avec  tmè  enidrfitj  ; 


14  LES    POKTES    MAUDITS 


De  l'âme,  —  et  pas  de  violon  ; 
De  l'amour,  —  mais  pire  étalon  ; 
Trop  de  noms  pour  avoir  un  nom. 

Nous  en  passons  et   des  plus   amusants. 

Pas  poseur,  —  posant  pour  V unique  ; 
Trop  naïf  étant  trop  cynique  ; 
jNe  croyant  à  rien,  croyant  tout. 
—  Son  goût  était  dans  le  dégoût. 

Trop  soi  pour  se  pouvoir  soufTrir, 
L'esprit  à  sec  et  la  tête  ivre, 
Fini,  mais  ne  sachant  finir, 
11  mourut  en  s'attendant  vivre 
Et  vécut,  s'attendant  mourir. 

Ci-gît,  cœur  sans  cœur,  mal  planté, 
Trop  réussi  comme  raté. 

Du  reste,  il  faudrait  citer  toute  celte  partie  du 
volume,  et  tout  le  volume,  ou  plutôt  il  faudrait 
rééditer  cette  œuvre  unique,  L.cs  Amours  Jaunes  % 
parue  en  1873,  aujourd'hui  introuvable  ou  presque  ^, 
où  Villon  et  Piron  se  complairaient  à  voir  un  rival 
souvent  heureux,  —  et  les  plus  illustres  d'entre  les 
A' rais  poètes  contemporains  un  maître  à  leur  taille, 
au  moins  I 

Et  tenez,  nous  ne  voulons  pas  encore   aborder  le 

(i)  Glady  frères. 

(2)  Réédition  Vanier,  1891, 


TRISTAN    CORBIKRE  15 


breton  et  le  marin  sans  quelques  dernières  exposi- 
tions de  vers  détachés,  qui  existent  par  eux-  mêmes, 
de  la  partie  des  Amours  Jaunes  qui  nous  occupe. 

A  propos  d'un  ami  mort  «  de   chic,  de  boire  ou 
de  phthisie  ^^  : 

Lui  qui  silTlait  si  haut  son  petit  air  de  tête. 

A  propos  du  même,  probablement  : 

Comme  il  était  bien  Lui,  ce  Jeune  plein  de  sève  ! 
Apre  à  la  vie  0  gué  /...  et  si  doux  en  son  rêve. 
Comme  il  portait  sa  tête  ou  la  couchait  gaiment  ! 

Enfin  ce  sonnet  endiablé,  d'un  rythme  si  beau  : 

HEURES 

Aumône  au  malandrin  en  chasse  ! 
Mauvais  œil  à  l'œil  assassin  ! 
Fer  contre  fer  au  spadassin  ! 
—  Mon  àme  n'est  pas  en  état  de  grâce  !  — 

Je  suis  le  fou  de  Pampclune, 
J'ai  peur  du  rire  de  la  Lune 
Cafarde  avec  son  crêpe  noir... 
Horreur  !  tout  est  donc  sous  un  éteignoir. 

J'entends  comme  un  bruit  de  crécelle... 
C'est  la  maie  heure  qui  m'appelle. 
Dans  le  creux  des  nuits  tombe  un  glas...  deux  glas. 

J'ai  compté  plus'de  quatorze  heures... 
L'heure  est  une  larme.  —  Tu  pleures, 
Mon  cœur  !...  Chante  encor,  va  I  —  .\e  compte  pas. 

Admirons  bien  humblement,  —  entre  parenthèses 


16  LRS    l'OKTES    MAUDKTS 

cette  langue  forte,  simple  en  sa  brutalité  char- 
mante, correcte  étonnament,  cette  science,  au  fond, 
du  vers,  cette  rime  rare  sinon  riche  à  Texcès. 

Et  parlons  cette  fois  du  Corbière  plus  superbe 
encore. 

Quel  Breton  bretonnant  de  la  bonne  manière  ! 

L'enfant  des  bruyères  et  des  grands  chênes  et  des 
rivages  que  c'était  !  Et  comme  il  avait,  ce  faux  scep- 
tique eflrayant,  le  souvenir  et  l'amour  des  fortes 
croyances  bien  superstitieuses  de  ses  rudes  et  ten- 
dres compatriotes  de  la  cote  î 

Ecoutez  ou  plutôt  voyez,  voyez  ou  plutôt  écoutez 
(car  comment  exprimer  ses  sensations  avec  ce 
monstre-là  ?)  ces  fragments,  pris  au  hasard,  de  son 
Pardon  de  Sainfc  Anne. 


More  taillée  à  coups  de  hache, 
l'ont  cœur  de  chùne  dur  et  i)on. 
Sous  l'or  de  ta  robe  se  caclie 
L'àine  en  pièce  d'uu  franc  Breton  ! 

Vieille  verte  h  face  usée 
Comme  la  pierre  du  torrent  ; 
Par  des  larmes  d'atnour  creusée, 
Sécliée  avec  des  pleurs  de  sang. 

liàlon  des  aveugles  !  Béquille 
Des  vieilles  !  Bras  des  nouveau- nés 
Mère  de  madame  ta  fdle! 
Paronle  des  abandonnés  1 


TIISTAN    COKBiÈnE  17 


0  FJeur  de  la  pucelle  neuve  ! 
Fruit  de  l*épouse  au  sein  grossi, 
Reposoir  de  la  femme  veuve... 
Et  du  veuf  Dame-de-merci  ! 

Prends  pitié  de  la  fille-mère. 
Du  petit  au  bord  du  chemin. 
Si  quelqu'un  lui  jette  la  pierre 
Que  la  pierre  se  change  en  pain 

Impossible  de  tout  citer  de  ce  Pardon  dans  le 
cadre  restreint  que  nous  nous  sommes  impose'. 
Mais  il  nous  paraîtrait  mal  de  prendre  congé  de 
Corbière  sans  donner  en  entier  le  poème  intitulé 
la  Fin,  où  est  toute  la  mer. 

0  combien  de  marins,  conihicn  de  capitaines 
Etc.  (V.  Hugo 

Kh  bien,  tous  ces  marins  —  malelols  capitaines, 
Dans  leur  grand  Océan  à  jamais  engloutis... 
Partis  insoucieux  pour  leurs  courses  lointaines 
Sont  morts  —  absolument  comme  ils  étaient  partis. 
Allons  !  c'est  leur  métier  ;  ils  sont  morts  dans  lours  bottes  î 

Leur  boujaron  au  cœur,  tout  vifs  dans  leurs  capotes... 

—  Morts...  Merci  :  la  Camarde  a  pas  le  pied  marin 
Quelle  couche  avec  vous  :  c'est  votre  bonne-fenmie... 

—  Eux,  allons  donc  :  Entiers  !  enlevés  par  la  lame 

Ou  perdus  dans  un  grain... 

Un  grain...  est-ce  la  mort,  ça  ?  la  basse  voilure 
Battant  à  travers  l'eau  I  —  Ça  se  dit  encombrer.». 
Un  coup  de  mer  plombé,  puis  la  haute  mâture 
Fouettant  les  Ilots  ras  —  et  ça  se  dit  sombrer. 


18  LES    POETES    MAUDltS 


—  Sombrer  —  Sondez  ce  mot.  Votre  morl  est  bien  pâle 
Et  pas  grand'chose  à  bord,  sous  la  lourde  rafale... 

Pas  grand'chose  devant  le  grand  sourire  amer 
Du  matelot  qui  lutte.  ~  Allons  donc,  de  la  place  !  — 
Vieux  fantôme  éventré,  la  Mort  change  de  face  : 
La  Mer!... 

Noyés  ?  —  Eh  1  allons  donc  !  Les  noyés  sont  d'eau  douce. 

—  Coulés!  corps  et  biens  !  Et,  jusqu'au  petit  mousse, 
Le  défi  dans  les  yeux,  dans  les  dents  le  juron  ! 

A  l'écume  crachant  une  chique  râlée, 
Buvant  sans  hauts-de-cœur  la  grand' lasse  salée. . . 
—  Comme  ils  ont  bu  leur  boujaron.  — 


—  Pas  de  fond  de  six  pieds  ni  rats  de  cimetière  : 
Eux,  ils  vont  aux  requins!  L'âme  d'un  matelot. 
Au  lieu  de  suinter  dans  vos  pommes  de  terre. 

Respire  à  chaque  flot. 

- —  Voyez  à  l'horizon  se  soulever  la  houle  ; 

On  dirait  le  ventre  amoureux 
D'une  fille  de  joie  en  rut,  à  moitié  soûle,.. 

Ils  sont  là  !  —  La  houle  a  du  creux.  — 

—  Ecoutez,  écoutez  la  tourmente  qui  beugle  !... 
C'est  leur  anniversaire.  —  Il  revient  bien  souvent  ! 
0  poète,  gardez  pour  vous  vos  chants  d'aveugle  : 

—  Eux  :  le  De  profanais  que  leur  corne  le  vent, 

...Qu'ils  roulent  infinis  dans  les  espaces  vierges!... 

Qu'ils  roulent  verts  et  nus, 
Sans  clous  et  sans  sapin,  sans  couvercle,  sans  cierge. 
^ —  Laissez-les  donc  rouler,  terriens  parvenus  I 


II 

ARTHUR  RIMBAUD 


XousavonseulaJoiedcconnaîlreArlliiirRinibaiul. 
Aujourd'hui  des  choses  nous  séparent  de  lui  sans 
(jue,  bien  entendu,  noire  tiès  profonde  admiration 
ait  jania's  mancpié  à  son  *»énie  et  à  son  caractère. 

A  1  époque  relativement  lointaine  de  notre  inti- 
mité, Arthur  Rimbaud  était  un  enfant  de  seize  à 
dix-sept  ans.  déjj'i  nanti  de  tout  le  bagage  poélicpie 
qu'il  faudrait  (|ue  le  vrai  public  connût  et  que  nous 
essaierons  d'analvser  en  citant  le  plus  rpie  nous 
pourrons. 

L'homme  était  grand,  bien  bàli,  presque  athlé- 
tique, au  visage  parfaitement  ovale  d'ange  en  exil, 
avec  des  cheveux  chàtain-clair  mal  en  ordre  et  des 
yeux  d'un  bleu  pâle  inquiétant.  Ardennais,  il  possé- 
dait en  pUis  d'un  joli  accent  de  terroir  trop  vite 
perdu,  le  don  d'assimilation  prompte  propre  aux 
gens  de  ce  pays-là,  —  ce  (pii  peu  expli(juer  le 
rapide  dessèchement  sous  le  soleil  fade  de  Paris, 
de  sa  veine,  pour  parler  comme  nos  pères,  de  qui  le 


22  LES    POÈTES    MAUDITS 

langage  direct  et  correct  n'avait  pas  toujours  tort, 
en  lin  de  compte  ! 

Nous  nous  occuperons  d'abord  de  la  première 
partie  de  l'œuvre  d'Arthur  Rimbaud,  œuvre  de  sa 
toute  jeune  adolescence,  — gourme  sublime,  mira- 
culeuse puberté  !  —  pour  ensuite  examiner  les 
diverses  évolutions  de  cet  esprit  impétueux,  jusqu'à 
sa  fin  littéraire. 

Ici  une  parenthèse,  et  si  ces  lignes  tombent 
d'aventure  sous  ses  yeux,  qu'Arthur  Rimbaud  sache 
bien  que  nous  ne  jugeons  pas  les  mobiles  des 
hommes  et  soit  assuré  de  notre  complète  approba- 
tion (de  notre  tristesse  noire,  aussi)  en  face  de  son 
abandon  de  la  poésie,  pourvu,  comme  nous  n'en 
doutons  pas  que  cet  abandon  soit,  pour  lui,  logique 
honnête  et  nécessaire. 

L'œ^uvre  de  Rimbaud,  remontant  à  la  période  de 
son  extrême  jeunesse,  c'est-à-dire  1869,  70,  71 ,  est 
assez  abondante  et  formerait  un  volume  respectable. 
Elle  se  compose  de  poèmes  généralement  courts,  de 
sonnets,  triolets,  pièces  en  strophes  de  quatre,  cinq 
et  de  six  vers.  Le  poète  n'emploie  jamais  la  rime 
plate.  Son  vers,  solidement  campé,  use  rarement 
d'artifices.  Peu  de  césures  libertines,  moins  encore 
de  rejets.  Le  choix  des  mots  est  toujours  exquis, 
quelquefois  pédant  à  dessein.  La  langue  est  nette  et 
reste  claire  quand  l'idée  se  fonce  ou  que  le  sens 
s'obi^curcit.  Rimes  très  honorables, 


I 
i 


ARTHUR    RIMBAUD  23 


Nous  ne  saurions  mieux  justifier   ce   que  nous 
disions-là  qu'en  présentant  le  sonnet  des 


VOYELLES 

A  noir,  E  blanc,  I  rouge,  U  vert,  0  bleu,  voyelles, 
Je  dirai  quelque  jour  vos  naissances  latentes. 
A,  noir  corset  velu  des  mouches  éclatantes 
Qui  bombillent  autour  des  puanteurs  cruelles, 

Gollés  d'ombre  ;  E,  candeur  des  vapeurs  et  des  tentes, 
Lances  des  glaciers  fiers,  rois  blancs,  frissons  d'ombelles  ; 
I,  pourpres,  sang  craché,  rire  des  lèvres  belles 
Dans  la  colère  ou  les  ivresses  pénitentes  ; 

U,  cycles,  vibremenls  divins  des  mers  virides, 
Paix  des  pàtis  semés  d'animaux,  paix  des  rides 
(Hie  l'alchimie  imprime  aux  grands  fronts  studieux 

0,  suprême  Clairon  plein  de  strideurs  étranges, 
Silences  traversés  des  Mondes  et  des  Anges  : 
—  0  l'Oméga,  rayon  violet  de  Ses  Yeux  ! 

La  Muse  (tant  pis  !  vivent  nos  pères  !)  la  Muse, 
disons-nous,  d'Arthur  Rimbaud  prend  tous  les  tons, 
pince  toutes  les  cordes  de  la  harpe,  gratte  toutes 
celles  de  la  guitare  et  caresse  le  rebec  d'un  archet 
agile  s'il  en  fut. 

Goguenard   et  pince-Sfias-Hre,  Arthur  Rimbaud 


24  LES    POÈTES  .  MAUDITS 


l'est  quand  cela  lui  convient,  au  premier  chef,  tout 
en  demeurant  le  grand  poète  que  Dieu  l'a  fait. 

A  preuve  VOraison  du  soir,   et   ces  Assis  à  se 
mettre  à  genoux  devant  ! 


ORAISON    DU    SOIR 


Je  vis  assis  tel  qu'ua  ange  aux  mains  d'un  barbier, 
Empoignant  une  chope  à  fortes  cannelures, 
L*liypogaslre  et  le  col  cambrés,  une  Gamiîicr 
Aux  dents,  sous  l'air  gonflé  d'impalpables  voilures. 

Tels  que  les  excréments  chauds  d'un  vieux  colombier 
Mille  rêves  en  moi  font  de  douces  brûlures  ; 
Puis  par  instant  mon  cœur  triste  est  comme  un  aubier 
Qu'ensanglante  l'or  jaune  et  sombre  des  coulures.. 

Puis  quand  j'ai  ravalé  mes  rêves  avec  soin. 

Je  me  tourne  ayant  bu  trente  ou  quarante  chopes. 

Et  me  recueille  pour  lâcher  l'acre  besoin. 

Doux  comme  le  Seigneur  du  cèdre  et  des  hysopes, 
Je  pisse  vers  les  cieux  bruns  très  haut  et  très  loin, 
Avec  l'assentiment  des  grands  héliotropes. 

Les  Assis  ont  une  petite  histoire  qu'il  faudrait 
peut-être  rapporter  pour  qu'on  les  comprît  bien. 

Arthur  Rimbaud,  qui  faisait  alors  sa  seconde  en 
qualité    d'externe   au  lycée  de    ***,  se    livrait  aux 


ARTIirK     RIMBAUD  25 


écoles  buissonnières  les  plus  énormes  et  quand  il 
se  sentait  —  enfin  !  fati^^ué  d'arpenter  monts,  bois 
et  plaines  nuits  et  jours,  car  quel  marcheur  1  il 
venait  à  la  bibliothèque  de  ladite  ville  et  y  deman- 
dait des  ouvrag'es  malsonnants  aux  oreilles  du  bi- 
l>liothécaire  en  chef  dont  le  nom,  peu  fait  pour  la 
postérité  danse  au  bout  de  notre  plume,  mais  qu'im- 
porte ce  nom  d'un  bonhomme  en  ce  travail  malé- 
dictin  ?  L'excellent  bureaucrate,  que  ses  fonctions 
mêmes  obligeaient  à  délivrer  à  Rimbaud,  sur  la 
requête  de  ce  dernier,  force  Contes  Orientaux  et 
libretti  de  Favart,  le  tout  entremêlé  de  vagues  bou- 
([uins  scientifiques  très  anciens  et  très  rares,  mau- 
gréait de  se  lever  pour  ce  gamin  et  le  renvoyait 
volontiers,  de  bouche,  à  ses  peu  chères  études,  à 
Cicéron,  à  Horace,  et  à  nous  ne  savons  plus  quels 
(irecs  aussi.  Le  gamin,  qui,  d'ailleurs,  connaissait 
et  surtout  appréciait  iniiniment  mieux  ses  clas- 
siques que  ne  le  faisait  le  birbc  lui-même,  finit  par 
«  s'irriter  »,  d'où  le  chef-d'œuvre  en  question. 


LES    ASSIS 


Noirs  de  loupes,  grêlés,  les  veux  cerclés  de  bagnes 
Vertes,  leurs  doigts  boulus  crispés  à  leurs  fémurs, 
Le  sinciput  plaqué  de  hargnosités  vagues 
Gomme  les  tloraisons  lépreuses  des  vieux  murs, 


26  I-ES    POÈTKS    MAUDITS 

Ils  ont  greffé  dans  des  amours  éplleptiques 
Leur  fantasque  ossature  aux  grands  squelettes  noirs 
De  leurs  chaises  ;  leurs  pieds  aux  barreaux  rachitiques 
S'entrelacent  pour  les  matins  et  pour  les  soirs, 

Ces  vieillards  ont  toujours  fait  tresse  avec  leurs  sièges, 
Sentant  les  soleils  vils  percaliser-l-eurs  peaux, 
Ou  les  yeux  à  la  vitre  où  se  fanent  les  neiges. 
Tremblant  du  tremblement  douloureux  des  crapauds. 

Et  les  Sièges  ont  des  bontés  ;  culottée 
De  brun,  la  paille  cède  aux  angles  de  leurs  reins. 
L'âme  des  vieux  soleils  s'allume,  emmaillotée 
Dans  ces  tresses  d'épis  où  fermentaient  les  grains. 

Et  les  Assis,  genoux  aux  dents,  verts  pianistes. 

Les  dix  doials  sous  leur  siè^e  aux  rumeurs  de  tambour. 

S'écoutent  clapoter  des  barcarolles  tristes 

Et  leurs  caboches  vont  dans  des  roulis  d'amour. 

Oh  !  ne  les  faites  pas  lever  !  C'est  le  naufrage. 
Ils  surgissent,  grondant  comme  des  chats  gillés, 
Ouvrant  lentement  leurs  omoplates,  ô  rage  ! 
Tout  leur  pantalon  bouffe  à  leurs  reins  boursouflés. 

Et  vous  les  écoutez  cognant  leurs  tôles  chauves 
Aux  murs  sombres,  plaquant  et  plaquant  leurs  pieds  tors. 
Et  leurs  boulons  d'habit  sont  des  prunelles  fauves 
Qui  vous  accrochent  l'œil  du  fond  des  corridors. 

Puis  ils  ont  une  main  invisible  qui  tue  ; 
Au  retour,  leur  regard  filtre  ce  venin  noir 
Qui  charge  l'œil  souffrant  de  la  chienne  battue, 
J]t  yous  suez,  pris  dans  un  ^troçe  entonnoir. 


ARTHUR    RIMBAUD  %7 


Uassis,  les  poings  crispés  dans  des  manclieltes  sales, 
Ils  songent  à  ceux-là  qui  les  ont  fait  lever, 
Et  de  l'aurore  au  soir  des  grappes  d'amygdales 
Sous  leurs  mentons  clictifs  s'agitent  à  crever. 

Quand  l'auslèrc  sommeil  a  baissé  leurs  visières 
Ils  rêvent  sur  leurs  bras  de  sièges  fécondés, 
De  vrais  petits  amours  de  chaises  en  lisières 
Par  lesquelles  de  fiers  bureaux  seront  bordés. 

Des  fleurs  d'encre,  crachant  des  pollens  en  virgules, 
L^s  bercent  le  long  des  calices  accroupis, 
Tels  qu'au  (il  des  glaïeuls  le  vol  des  libellules, 
—  Et  leur  membre  s'agace  à  des  barbes  d'épis  I 

Nous  avons  tenu  à  tout  donner  de  ce  poème  sa- 
vammant  et  froidement  outré,  jusqu'au  dernier 
vers  si  logique  et  d'une  hardiesse  si  heureuse.  Le 
lecteur  peut  ainsi  se  rendre  compte  de  la  puissance 
d'ironie,  de  la  verve  terrible  du  poète  dont  il  nous 
reste  à  considérer  les  dons  plus  élevés,  dons  su- 
prêmes, magnifique  témoignage  de  l'Intelligence, 
preuve  fière  et  française,  bien  française,  insistons-y 
par  ces  jours  de  lâche  internationalisme,  d'une  su- 
périorité naturelle  et  mystique  de  race  et  de  caste, 
aflirmation  sans  conteste  possible  de  cette  immor- 
telle royauté  de  l'Esprit,  de  l'Ame  et  du  Cœur  hu- 
mains :  la  Grâce  et  la  Force  et  la  grande  Rhéto- 
rique niée  par  nos  intéressants,  nos  subtils,  nos 
pittoresques,  mais  étroits  et  plus  qu'étroits,  étri- 
qués Naturalistes  de  1883  1 


28 


l.FS    POlilES    MAUDITS 


La  Force,  nous  en  avons  eu  un  spécimen  dans 
les  quelques  pièces  insérées  ci-dessus,  mais  encore 
y  est-elle  à  ce  point  revêtue  de  paradoxe  et  de  re- 
doutable belle  humeur  qu'elle  n'apparaît  que  dé- 
guisée en  quelque  sorte.  Nous  la  retrouverons  dans 
son  intégrité,  toute  belle  et  toute  pure,  à  la  fin  de 
ce  travail.  Pour  le  moment,  c'est  la  Grâce  qui  nous 
appelle,  une  grâce  particulière,  inconnue  certes 
jusqu'ici,  où  le  bizarre  et  l'étrange  salent  et  poivrent 
l'extrême  douceur,  la  simplicité  divine  de  la  pensée 
et  du  stvle. 

Nous  ne  connaissons  pour  notre  part  dans  aucune 
littérature  quelque  chose  d'un  peu  farouche  et  de  si 
tendre,  de  gentiment  caricatural  et  de  si  cordial,  et 
de  si  bon^  et  dun  jet  franc,  sonore,  magistral, 
comme 


LES    EFFARÉS 


Noirs  dans  la  neige  et  dans  la  brume, 
Au  grand  soupirail  qui  s'allume, 

I..eurs  culs  en  rond, 
A  genoux  les  petits  —  misère  ! 
Regardent  le  boulanger  faire 

Le  lourd  pain  blond. 

Ils  voient  le  fort  bras  blanc  qui  tourne 
La  pâte  grise  et  qui  l'enfourne 
Dans  un  trou  clair. 


ARTHUB    RIMBAUD  29 


Ils  écoulent  le  bon  pain  cuire. 
Igor  au  gros  sourire 
Chante  un  vieil  air. 


Le  boulanger  au  gros  sourire 


lis  sont  blottis,  pas  un  ne  bouge, 
Au  souille  du  soupirail  rouge 

Chaud  comme  un  sein. 
Quand  pour  quelque  médianoche, 
Façonné  comme  une  brioche 

On  sort  le  pain, 

Quand  sous  les  poutres  enfumées 
Chîmtent  les  croûtes  parfumées 

Et  les  grillons, 
Que  ce  trou  chaud  souille  la  vie, 
Us  ont  leur  àme  si  ravie 

Sous  leurs  haillons, 

Us  se  ressentent  si  bien  vivre, 
Les  pauvres  Jésus  pleins  de  givre. 

Qu'ils  sont  là  tous. 
Collant  leurs  petits  museaux  roses 
Au  treillage,  grognant  des  choses 

Entre  les  trous, 

Tout  bètes,  faisant  leurs  pri«'ies 
Et  repliés  vers  ces  lumières 

Du  ciel  rouvert, 
Si  fort  (ju'iis  crèvent  leur  culotte 
Et  que  leur  chemise  Iremblotte 

Au  vent  d'hiver. 

Qu'en  dites-vous  ?  Nous,  trouvant  dans  un  autre 


3§ 


LES    POETES    MAUDITS 


art  des  analogies  que  roriginalité  de  ce  «  petit 
CLiadro  »  nous  interdit  de  chercher  parmi  tous 
poètes  possibles,  nous  dirions,  c'est  du  Goya  pire 
et  meilleur.  Goya  et  Murillo  consultés  nous  donne- 
raient raison,  sachez-le  bien. 

Du  Goya  encore  les  Chercheuses  de  Poux,  cette 
fois  du  Goya  lumineux  exaspéré,  blanc  sur  blanc 
avec  les  effets  roses  et  bleus  et  cette  touche  singu- 
lière jusqu'au  fantastique.  Mais  combien  supérieur 
toujours  le  poète  au  peintre  et  par  l'émotion  haute 
et  par  le  chant  des  bonnes  rimes  ! 

Soyez  témoins  : 


LES    CHERCHEUSES    DE  POUX 

Quand  le  front  de  l'enfant,  plein  de  rouges  tourmentes, 
Implore  l'essaim  blanc  des  rêves  indistincts. 
Il  vient  près  de  son  lit  deux  grandes  sœurs  charmantes 
Avec  de  frêles  doigts  aux  ongles  argentins. 

Elles  assoient  l'enfant  devant  une  croisée 
Grande  ouverte  où  l'air  bleu  baigne  un  fouillis  de  fleurs, 
Et  dans  ses  lourds  cheveux  où  tombe  la  rosée 
Promènent  leurs  doigts  fins,  terribles  et  charmeurs. 


Il  écoule  chanter  leurs  haleines  craintives 
Qui  fleurent  de  longs  miels  végétaux  et  rosés 
Et  qu'interrompt  parfois  un  sifflement,  salives 
Reprises  sur  la  lèvre  ou  désirs  de  baisers. 


ARTHUR    RIMBAUD  31 


Il  entend  leurs  cils  noirs  battant  sous  les  silences 
Parfumes  ;  et  leurs  doigts  électriques  et  doux 
Font  crépiter  parmi  ses  grises  indolences 
Sous  leurs  ongles  royaux  la  mort  des  petits  poux. 

Voilà  que  monte  en  lui  le  vin  de  la  Paresse, 
Soupir  d'harmonica  qui  pourrait  délirer  ; 
L'enfant  se  sent,  selon  la  lenteur  des  caresses, 
Sourdre  et  mourir  sans  cesse  un  désir  de  pleurer. 

Il  ny  a  pas  jusqu'à  l'irrégularité  d^  rime  de  la 
dernière  stance,  il  n'y  a  pas  jusqu  à  la  dernière 
phrase,  restant  entre  son  manque  de  conjonction  et 
le  point  final,  comme  suspendue  et  surplombante, 
f[ui  n'ajoutent  en  légèreté  d'esquisse,  en  tremblé  de 
facture  au  charme  frêle  du  morceau.  Et  le  beau 
mouvement,  le  beau  balancement  lamartinien,  n'est- 
ce  pas?  dans  ces  quelques  vers  qui  semblent  se 
prolonger  dans  du  rêve  et  de  la  musique  !  Racinien 
même,  oserions-nous  ajouter,  et  [)ourquoi  ne  pas 
aller  jusqu'à  cette  confession,  virgilien? 

Bien  d'autres  exemples  de  grâce  exquisement 
perverse  ou  chaste  à  vous  ravir  en  extase  nous 
tentent,  mais  les  limites  normales  de  ce  second 
essai  déjà  long  nous  font  une  loi  de  passer  outre  à 
tant  de  délicats  miracles  et  nous  entrerons  sans 
plus  de  retard  dans  l'empire  de  la  Force  splendide 
où  nous  convie  le  mas^icien  avec  son 


32  LES    POÈTES    MAUDITS 


BATEAU   IVRE 


Comme  je  descendais  des  Fleuves  impassibles 

Je  ne  me  sentis  plus  guidé  par  les  haleurs  ; 

Des  Peaux-rouges  criards  les  avaient  pris  pour  cibles, 

Les  ayant  cloués  nus  aux  poteaux  de  couleurs. 

.l'élais  insoucieux  de  tous  les  équipages, 
i^O'fleurs  de  blés  flamands  ou  de  cotons  an";lais. 
(hiand  avec  mes  haleurs  ont  (ini  ces  tapages 
Les  Fleuves  m'ont  laissé  descendre  on  je  voulais. 

Dans  les  clapotements  furieux  des  marées. 

Moi,  l'autre  hiver,  plus  sourd  que  les  cerveaux  d'enfants, 

Je  courus  !  Et  les  Péninsules  démarrées. 

N'ont  pas  subi  toliu-bohns  plus  triomphants. 

La  tempête  a  béni  mes  éveils  maritimes, 
JMus  léger  qu'un  bouchon  j'ai  dansé  sur  les  flots 
Qu'on  appelle  rouleûrs  éternels  de  victimes, 
Dix  nuits,  sans  regretter  l'œil  niais  des  falots. 

Plus  douce  qu'aux  enfanis  la  chair  des  pommes  sures 

L'eau  verte  pénétra  ma  coque  de  sapin 

Et  des  taches  de  vins  bleus  et  des  vomissures 

Me  lava,  dispersant  gouvernail  etgrap[)in. 

Va  dés  lors  je  me  suis  baigné  dans  le  poème 
De  la  mer,  infusé  d'astres  et  latescent, 
Dévorant  les  azurs  verts  où,  flottaison  blême 
Et  ravie,  un  noyé  pensif  parfois  descend, 


ARTHUR    RIMBAUD  33 


Où,  teignant  tout  à  coup  les  bleuités,  délires 
Et  rythmes  lents  sous  les  rulilements  du  jour, 
Plus  fortes  que  l'alcool,  plus  vastes  que  vos  lyres, 
Fermentent  les  rousseurs  amèrcs  de  l'amour. 

Je  sais  les  cicux  crevant  en  éclairs,  et  les  trombes, 
Kt  les  ressacs,  et  les  courants,  je  sais  le  soir, 
fi'aube  exaltée  ainsi  ([u'un  peuple  de  colombes. 
Et  j'ai  vu  quelquefois  ce  que  l'homme  a  cru  voir. 

J'ai  vu  le  soleil  bas  taché  d'horreurs  mystiques 
Illuminant  de  longs  figements  violets, 
Pareils  à  des  acteurs  de  drames  très  antiques, 
Les  Ilots  roulant  au  loin  leurs  frissons  de  volets  ; 

J'ai  rêvé  la  nuit  verte  aux  neiges  éblouies, 
Baisers  montant  aux  yeux  des  mers  avec  lenteur, 
La  circulation  des  sèves  inouics 
Et  l'éveil  jaune  et  bleu  des  phosphores  chanteurs. 

J'ai  suivi  des  mois  pleins,  pareille  aux  vacheries 
Hystériques,  la  houle  à  l'assaut  des  récifs. 
Sans  songer  cjue  les  pieds  lumineux  des  Maries 
Pussent  forcer  le  mullle  des  Océans  poussifs  ; 

J'ai  hcuilé,  savez-vous  ?  d'incroyables  Florides, 
Mêlant  aux  Heurs  des  yeux  de  panthères,  aux  peaux 
D'hommes,  des  arcs-en-ciel  tendus  comme  des  brides. 
Sous  l'horizon  des  mers,  à  de  glauques  troupeaux 

J'ai  vu  fermenter  les  marais  énorme-^,  nasses 
Où  pourrit  dans  les  joncs  tout  un  Léviathan, 
Des  écroulements  d'eaux  au  milieu  des  bonaces 

L.L  Ico  ioiijtaias  \,;r6  ics  -lou.iïco  c^LuiacUiiL  I 


34  LES    POKTES    MAUDITS 


Glaciers,  soleils  d'argent,  flols  nacrcux,  cieux  de  braises, 
Echouages  hideux  au  fond  des  golfes  bruns 
Où  les  serpents  géants  dévorés  des  punaises 
Ghoiciit  des  arbres  tordus  avec  de  noirs  parfums. 

J'aurais  voulu  montrer  aux  enfants  ces  dorades 

Du  ilôt  bleu,  ces  poissons  d'or,  ces  poissons  clianlants. 

Des  écumes  de  Heurs  ont  béni  mes  dérades 

Et  d'inefl'ables  vents  m'ont  ailé  par  instants. 

Parfois,  martyr  lassé  des  pôles  et  des  zones, 
La  mer  dont  le  sanglot  faisait  mon  roulis  doux 
Montait  vers  moi  ses  fleurs  d'ombre  aux  ventouses  jaunes 
Et  je  restais  ainsi  c[u'une  femme  à  genoux, 

Presqu'île  ballottant  sur  mes  bords  les  querelles 
Et  les  fientes  d'oiseaux  clabaudeurs  aux  yeux  blonds, 
Et  je  voguais  lorsqu'à  travers  mes  liens  frôles 
Des  n3ycs  descendaient  dormir  à  reculons. 

Or  moi,  bateau  perdu  sous  les  cheveux  des  anses, 
Jeté  par  l'ouragan  dans  l'éther  sans  oiseau. 
Moi  dont  les  Monitors  et  les  voiliers  des  Hanses 
N'auraient  pas  repêché  la  carcasse  ivre  d'eau. 

Libre,  fumant,  monté  de  brumes  violettes, 
Moi  qui  I  rouais  le  ciel  rougeoyant  comme  un  mur 
Qui  porte,  conQture  exquise  aux  bons  poètes, 
Des  lichens  d<e  soleil  et  des  morves  d'azur^ 

Qui  courais  taché  de  lunules  électriques, 
Planche  folle,  escorté  des  bippocampes  noirs, 
Quand  les  Juillcls  faisaient  crouler  à  conpis  de  triqiies 
Les  cieux  ultramanns  ffu"x  ardentfi  entonnoirs, 


ARTHUR    RIMBAUD  35 


Moi  qui  tremblais,  sentant  geindre  à  cinquante  lieues 
Le  rut  dos  Bcliéniots  et  des  Maelstroms  épais, 
Fileur  éternel  des  immobilités  bleues, 
Je  regrette  l*Europe'aux  anciens  parapets. 

J'ai  vu  des  archipels  sidéraux  !  Et  des  îles 

Dont  les  cieux  délirants  sont  ouverts  au  vogucur  : 

—  Est-ce  en  ces  nuits  sans  fond  que  tu  dors  et  t'exiles, 

Million  d'oiseaux  d'or,  ô  future  Vigueur? 

Mais,  vrai,  j'ai  trop  pleuré  !  Les  aubes  sont  navrantes, 
Toute  lune  est  atroce  et  tout  soleil  amer. 
L'acre  amour  m'a  gonflé  de  torpeurs  enivrantes. 
0  que  ma  quille  éclate  !  0  que  j'aille  à  la  mer  ! 

Si  je  désire  une  eau  d^Europe,  c'est  la  flaclie 
Noire  et  froide  où,  vers  le  crépuscule  embaumé) 
Un  enfant  accroupi,  plein  de  tristesses,  lâche 
Un  bateau  frêle  comme  un  papillon  de  mai. 

Je  ne  puis  plus,  baigné  de  vos  langueurs,  ô  lames. 
Enlever  leur  sillage  aux  porteurs  de  cotons, 
Ni  traverser  l'orgueil  des  drapeaux  et  des  flammes, 
Ni  nairer  sous  les  yeux  horribles  des  pontons  ! 

Maintenant  quel  avis  formuler  sur  les  Premières 
Communions,  poème  trop  long  pour  prendre  place 
ici,  surtout  après  nos  excès  de  citations,  et  dont 
d'ailleurs  nous  détestons  bien  haut  l'esprit,  qui  nous 
paraît  dériver  d'une  rencontre  malheureuse  avec 
le  Michelet  sénile  et  impie,  le  ]\Iichelet  de  dessous 
les  linges  sales  de   femmes  et   de  derrière  Parny 


36  LES    l'OÈTES    MAUDITS 


(Fautre  Michelet,  nul  plus  que  nous  ne  l'adore),  oui 
quel  avis  émettre  sur  ce  morceau  colossal,  sinon 
que  nous  en  aimons  la  profonde  ordonnance  et  tous 
les  vers  sans  exception  ?  Il  y  en  a  d'ainsi  : 

Adonaï  !  Dans  les  terminaisons  latines 

Des  cieux  moirés  de  vert  baignent  les  Fronts  vermeils 

Et,  tachés  du  sang-  pur  des  célestes  poitrines. 

De  grands  linges  neigeux  tombent  sur  les  soleils. 

Paris   se    repeuple^    écrit    au    lendemain   de    la 
«Semaine  sanglante  »,  fourmille  de  beautés. 


Cachez  les  palais  morts  dans  des  niches  de  planches  ; 
L'ancien  jour  ellaré  rafraîchit  \os  regards  ; 
Voici  le  troupeau  roux  des  lordcuses  de  hanches  ! 


Quand  tes  pieds  ont  dansé  si  fort  dans  les  colères, 
Paris  !  quand  tu  reçus  tant  de  coups  de  couteau, 
Quand  tu  gîs,  retenant  dans  tes  prunelles  claires 
Un  peu  de  la  bonté  du  fauve  renouveau. 


.VI 

Dans  cet  ordre  d'idées,  les  Veilleurs^  jioème  qui 
n'est  plus,  hélas  !  en  notre  230ssession,  et  que  notre! 
mémoire,  ne  saurait  reconstituer,  nous  ont  laissé 
l'impression  la  plus  forte  que  jamais  vers  nou^ 
aient  causée.  C'est  d'une  vibration,  d'une  largeur, 


ARTHUR    RIMnAUD  37 


d'une  tristesse  sacrée  !  Et  d'un  tel  accent  de  su- 
blime désolation,  qu'en  vérité  nous  osons  croire 
que  c'est  ce  qu'Arthur  Rimbaud  a  écrit  de  plus 
beau,  de  beaucoup  ! 

Maintes  autres  pièces  de  premier  ordre  nous  ont 
ainsi  passé  ])ar  les  mains,  qu'un  hasard  malveillant 
et  le  tourbillon  de  voyages  passablement  accidentés 
nous  firent  perdre.  Aussi  adjurons-nous  ici  tous  nos 
amis  connus  ou  inconnus  qui  posséderaient  les  Veil- 
leurs, Accroupisseinents,  les  Pauvres  à  Véglise,  les 
liéveilleurs  de  la  nuit.  Douaniers^  les  Mains  de 
Jeanne 'Marie,  Sœur  de  charité  et  toutes  choses 
sif^nées  du  nom  prestigieux,  de  bien  vouloir  nous  les 
faire  parvenir  pour  le  cas  probable  où  le  présent 
travail  dût  se  voir  complété.  Au  nom  de  1  honneur 
des  Lettres,  nous  leur  réitérons  notre  prière.  Les 
manuscrits  seront  religieusement  rendus,  dès  copie 
prise,  à  leurs  généreux  propriétaires. 

Il  est  temps  de  songer  à  terminer  ceci  qui  a  pris 
de  telles  proportions  pour  ces  raisons  excellentes  : 

Le  nom  et  l'œuvre  de  Corbière,  ceux  de  Mallarmé 
sont  assurés  pour  la  suite  des  temps  ;  les  uns  reten- 
tiront sur  la  lèvre  des  hommes,  les  autres  dans 
toutes  les  mémoires  dignes  d'eux.  Corbière  et  Mal- 
larmé ont  imprimé,  —  cette  petite  chose  immense. 
Rimbaud  trop  dédaigneux,  plus  dédaigneux  même 
que  Corbière  qui  du  moins  a  jeté  son  volume  au  nez 
du  siècle,  n'a  rien  voulu  faire  paraître  en  fait  de  vers. 


38  LES    POÈTES    MAUDITS 

Une  seule  pièce,  d'ailleurs  sinon  reniée  ou  désa- 
vouée par  lui,  a  été  insérée  à  son  insu,  et  ce  fut 
bien  fait,  dans  la  première  année  de  la  Renais- 
sance, vers  1873.  Gela  s'appelait  les  Corbeaux. 
Les  curieux  pourront  se  régaler  de  cette  chose 
patriotique  mais  patriotique  bien,  et  que  nous  "coû- 
tons fort  quant  à  nous,  mais  ce  n'est  pas  encore 
ça.  Nous  sommes  fier  d'offrir  à  nos  contempo- 
rains intelligents  bonne  part  de  ce  riche  gâteau,  du 
Rimbaud  ! 

Eussions-nous  consulté  Rimbaud  (dont  nous  igno- 
rons l'adresse,  aussi  bien  vague  immensément)  il 
nous  aurait,  c'est  probable,  déconseillé  d'entre- 
prendre ce  travail  pour  ce  qui  le  concerne. 

Ainsi,  maudit  par  lui-même,  ce  Poète  Maudit  ! 
Mais  l'amitié,  la  dévotion  littéraires  que  nous  lui 
vouerons  toujours  nous  ont  dicté  ces  lignes,  nous 
ont  fait  indiscret.  Tant  pis  pour  lui  !  Tant  mieux, 
n'est-ce  pas?  pour  vous.  Tout  ne  sera  pas  perdu  du 
trésor  oublié  par  ce  plus  qu'insouciant  possesseur, 
et  si  c'est  un  crime  que  nous  commettons,  felix 
culpa,  alors  ! 

Après  quelque  séjour  à  Paris,  puis  diverses  péré- 
grinations plus  ou  moins  effrayantes,  Rimbaud  vira 
de  bord  et  travailla  (lui  !)  dans  le  naïf,  le  très  et 
l'exprès  trop  simple,  n'usant  plus  que  d'asson- 
nances,  de  mots  vagues,  de  phrases  enfantines  ou 
populaires,  Il  accomplit  ainsi  des  prodiges  de  té- 


ARTHUR    RIMBAUD  30 


nuité,  de  flou  vrai,  de  charmant  presque  inappré- 
ciable à  force  d'être  grêle  et  fluet. 

Elle  est  retrouvée  ! 
Quoi  ?  l'clernité. 
C'est  la  mer  allée 
Avec  les  soleils. 


Mais  le  poète  disparaissait.  —  Nous  entendons  parler 
du  poète  correct  dans  le  sens  un  peu  spécial  du  mot. 

Un  prosateur  étonnant  s'ensuivit.  Un  manuscrit 
dont  le  titre  nous  échappe  et  qui  contenait  d'étranges 
mysticités  et  les  plus  aigus  aperçus  psychologiques 
tomba  dans  des  mains  qui  Fégarèrent  sans  bien 
savoir  ce  qu'elles  faisaient. 
'  Une  saison  en  Enfer,  parue  à  Bruxelles,  187'î. 
chez  Poot  et  Cie,  37,  rue  aux  Choux,  sombra  corps 
et  biens  dans  un  oubli  monstrueux,  l'auteur  ne 
l'ayant  pas  «  lancée  »  du  ton  t.  Il  avait  bien  autre 
chose  à  faire. 

Il  courut  tous  les  Continents,  tous  les  Océans, 
pauvrement,  lièrement  (riche  d'ailleurs,  s'il  l'eut 
voulu,  de  famille  et  déposition)  après  avoir  écrit. 
en  prose  encore,  une  série  de  superbes  fragnuMils, 
les   Illuminations,  à  tout  jamais    perdus,   nous   le 


craignons  l)ien 


'  Les  Ilhun'unations  onl  clé  retrouvées  et  publiées  en  i88.) 
ainsi  que  beaucou[)  de  poèmes.  Une  édition  des  œuvres  corn- 
plûtes  du  j)octc  a  été  terminée  en  1895  (Vanier.) 


40  LES    POÈTES    MAUDITS 

Il  disait  dans  sa  Saison  en  Enfer  :  «  Ma  journée 
est  faite.  Je  quitte  l'Europe.  L'air  marin  brûlera  mes 
jDOumons,  les  climats  perdus  me  tanneront.  » 

Tout  cela  est  très  bien  et  Thomme  a  tenu  parole. 
L'homme  en  Rimbaud  est  libre,  cela  est  trop  clair 
et  nous  le  lui  avons  concédé  en  commençant,  avec 
une  réserve  bien  légitime  que  nous  allons  accen- 
tuer pour  conclure.  Mais  n'avons-nous  pas  eu 
raison,  nous,  fou  du  poète,  de  le  prendre,  cet  aigle, 
et  de  le  tenir  dans  cette  cage-ci,  sous  cette  éti- 
quette-ci, et  ne  pourrions-nous  point  par  surcroît 
et  surérogation  (si  la  Littérature  devait  voir  se 
consommer  une  telle  perte)  nous  écrier  avec  Cor- 
bière, son  frère  aîné,  non  pas  son  grand  frère,  iro- 
niquement ?  Non.  Mélancoliquement  ?  0  oui  ! 
Furieusement  ?  Ali  qu'oui  ! 

Elle  est  éteinte 
Cette  huile  sainte, 
Il  est  éteint 
Le  sacristain  ! 


m 

STÉPHANE    MALLARMÉ 


Dans  un  livre  qui  ne  paraîtra  pas  nous  écrivions 
naguère,  à  propos  du  Parnasse  Coniempoi'ain  ci  âc 
ses  principaux  rédacteurs  :  «  Un  autre  poète  et  non 
le  moindre  d'entre  eux,  se  rattachait  à  ce  groupe. 

«  Il  vivait  alors  en  province  d'un  emploi  de  pro- 
fesseur d'anglais,  mais  correspondait  fréquemment 
avec  Paris.  Il  fournit  au  Parnasse  des  vers  d'une 
nouveauté  qui  fit  scandale  dans  les  journaux.  Pré- 
occupé, certes  !  delà  beauté,  il  considérait  la  clarté 
comme  une  grâce  secondaire,  et  pourvu  que  son 
vers  fût  nombreux,  musical,  rare,  et,  quand  il  le 
fallait,  languide  ou  excessif,  il  se  moquait  de  tout 
pour  plaire  aux  délicats,  dont  il  était,  lui,  le  plus 
ditïicile.  Aussi,  comme  il  fut  mal  accueilli  par  la 
Crilicfiic^  ce  pur  poète  qui  restera  tant  qu'il  y  aura 
une  langue  française  pour  témoigner  de  son  ell'ort 
giganles(jue  !  Comme  on  dauba  sur  son  a  extrava- 
gance un  i)eu  voulue  »,  ainsi  qu2  s'exprimait  «  un 
peu  »  trop  indolemment  un  maître  fatigué  qui  l'eût 


LES    POETES    MAUDITS 


mieux  défendu  peut-être  au  temps  qu'il  était  le  lion 
aussi  ])ien  endenté  que  violemment  chevelu  du 
romantisme  !  Dans  les  feuilles  plaisantes,  «  au  sein  » 
des  Revues  graves,  partout  ou  presque,  il  devint  à 
la  mode  de  rire,  de  rappeler  à  la  langue  l'écrivain 
accompli,  au  sentiment  du  beau  le  sûr  artiste.  Parmi 
les  plus  influents,  des  sots  traitèrent  l'homme  de 
fou  î  Symptôme  honorable  encore,  des  écrivains 
dignes  du  nom  firent  la  concession  de  se  mêler  à 
cette  publicité  incompétente;  on  vit  «  en  demeurer 
stupides  »  des  gens  d'esprit  et  de  goût  fiers,  des 
maîtres  de  l'audace  juste  et  du  grand  bon  sens, 
M.  Barbey  d'Aurevilly,  hélas  !  Agacé  par  l'im-pas- 
si-bi-li-té  toute  théorique  des  Parnassiens  (il  fallait 
bien  LE  mot  d'ordre  en  face  du  Débraillé  à  com- 
battre) ce  romancier  merveilleux,  ce  polémiste 
unique,  cet  essayste  de  génie,  lé  premier  sans  <îon- 
teste  d'entre  nos  prosateurs  admis,  publia  contre  le 
Parnasse  dans  le  Nain  Jaune  une  série  d'articles  où 
l'esprit  le  plus  enragé  ne  le  cédait  qu'à  la  cruauté  la 
plus  exquise  ;  le  «  médaillonnet  »  consacré  à  Mal- 
larmé fut  particulièrement  joli,  mais  d'une  injustice 
qui  révolta  chacun  d'entre  nous  pirement  que  toutes 
blessures  personnelles.  Qu'importèrent  d'ailleurs, 
qu'importent  encore  ces  torts  de  l'Opinion  à  Stéphane 
Mallarmé  et  à  ceux  qui  l'aiment  comme  il  faut  l'aimer 
(^ou  le  détester) — immensément.'  ^y  (Voyage  en  France 
par  un  Français  :  Le  Parnasse  contemporain,) 


STÛIMIANE    ^tALLARM^1  45 

Rien  à  changer  de  cette  appréciation  d'il  y  a  six 
ans  à  peine  du  reste,  et  qui  pourrait  être  datée  du 
jour  où  nous  lûmes  pour  la  première  fois  des  vers 
de  Mallarmé. 

Depuis  ce  temps-là  le  poète  a  pu  augmenter  sa 
manière,  faire  davantage  ce  qu'il  voulait,  —  il  est 
resté  le  même,  non  pas  stationnaire,  grand  Dieu  I 
mais  mieux  éclatant  de  la  lumière  graduée  d'aube 
en  midi  et  en  après-midi,  normalement. 

C'est  pourquoi  nous  Avouions,  évitant  de  plus  fati- 
guer pour  le  moment  notre  petit  public  de  notre 
prose,  lui  mettre  sous  les  yeux  un  sonnet  et  une 
terza  rima  anciens,  et  inconnus,  croyons-nous,  qui 
le  conquerront  du  coup  à  notre  cher  poète  et  cher 
ami  dans  le  début  de  son  talent  s'essayant  sur  tous 
les  tons  d'un  instrument  incomparable. 

PLA.GEÏ 

J'ai  longtemps  rêvé  d'être,  ô  Duchesse,  l'IIébé 
Qui  rit  sur  votre  lasse  au  baiser  de  tes  lèvres. 
Mais  je  suis  un  poète,  un  peu  moins  qu'un  abbé. 
Et  n'ai  point  jusqu'ici  (iguré  sur  le  Sèvres. 

Puisque  je  ne  suis  pas  ton  bichon  embarbé, 
M  les  bonbons,  ni  ton  carmin,  ni  les  jeux  mièvres, 
Et  (pie  sur  moi  pourtant  ton  regard  est  tombé, 
Blonde  dont  les  coi  (leurs  divins  sont  des  orfèvres, 

Nommez-nous...  vous  de  qui  les  souris  framboises 
Sont  un  troupeau  poudré  d'agneaux  apprivoisés 
Qui  vont  broutant  les  cœurs  et  bêlant  aux  délires. 


46  LES    POÈTES    MAUDITS 

Nommez-nous...  et  Boucher  sur  un  rose  éventail 
Me  peindra  flûte  aux  mains  endormant  ce  bercail, 
Duchesse,  nommez-moi  berger  de  vos  sourires. 

Hein,  la  fleur  de  serre  sans  prix  !  Cueillie,  de 
quelle  jolie  sorte!  de  la  main  si  forte  du  maître 
ouvrier  qui  forgeait. 

LE   GUIGNON 

Au  dessus  du  bétail  écœurant  des  humains 

Bondissaient  par  inslants  les  sauvages  crinières 

Des  mcndieurs  d'azur  perdus  dans  nos  chemins.  " 

Un  vent  mcié  de  cendre  effarait  leurs  bannières 

Où  passe  le  divin  gonflement  de  la  mer 

Et  creusait  autour  d'eux  de  sanglantes  ornières. 

La  tèle  dans  l'orage  ils  défiaient  l'Enfer, 

Ils  voyageaient  sans  pain,  sans  bâtons  et  sans  urnes, 

Mordant  au  citron  d'or  de  l'Idéal  amer. 

La  plupart  ont  râlé  dans  des  ravins  nocturnes, 
S'enivrant  du  plaisir  de  voir  couler  son  sang. 
La  mort  fut  un  baiser  sur  ces  fronts  taciturnes, 

S'ils  sont  vaincus,  c'est  par  un  ange  très  puissant 
Qui  rougit  l'horizon  des  éclairs  de  son  glaive. 
L'orgueil  fait  éclater  leur  cœur  reconnaissant. 

Ils  tettent  la  Douleur  comme  ils  tétaient  le  Rêve 
Et  quand  ils  vont  rythmant  leurs  pleurs  voluptueux 
Le  peuple  s'agenouille  et  leur  mère  se  lève. 


STÉPHANE    MALLARMÉ  47 


Cou\-lh  sont  consolés  étant  majestueux. 

Mais  ils  ont  sous  les  pieds  des  frères  qu'on  bafoue, 

Dérisoires  nîarlyrs  d'un  hasard  tortueux. 


Des  pleurs  aussi  salés  rongent  leur  pâle  joue, 
Ils  mangent  de  la  cendre  avec  le  même  amour  ; 
-Mais  vulgaire  ou  burlesque  est  le  sort  qui  les  roue. 


Ils  pouvaient  faire  aussi  sonner  comme  un  tambour 

l.a  servile  pitié  des  races  à  l'œil  terne, 

Egaux  de  Promélliée  à  qui  manque  un  vautour  ! 

Non.  A  icux  et  fréquentant  les  déserts  sans  citerne, 
Ils  marchent  sous  le  fouet  d'un  squelette  rageur, 
Le  GUIGNON,  dont  le  rire  édcnté  les  prosterne. 

S'ils  vont,  il  grimpe  en  croupe  et  se  fait  voyageur, 
Puis,  le  torrent  franchi,  les  plonge  en  une  mare 
Et  fait  un  Ibu  crotté  du  superbe  nageur. 

(iràcc  à  lui,  si  l'un  chante  en  son  buccin  bizarre, 

Des  enfants  nous  tordront  en  un  rire  obstiné, 

Qui,  souillant  dans  leurs  mains,  singeront  sa  fanfare. 

Grâce  à  lui,  s'ils  s'en  vont  tenter  un  sein  fane 
Avec  des  (leurs  par  qui  l'impureté  s'allume. 
Des  limaces  naîtront  sur  leur  bouquet  damné. 

Et  ce  squelette  nain  coiffé  d'un  feutre  à  plume 
Et  botté,  dont  laissellc  a  pour  poils  de  longs  vers< 
Es!,  pour  eux  l'infini  de  l'humaine  amertume. 


48  LES    POÈTES    MAUDITS 

Et  si,  rossés,  ils  ont  provoqué  le  pervers, 
Leur  rapière  en  grinçant  suit  le  rayon  de  lune 
Qui  neige  en  sa  carcasse  et  qui  passe  au  travers. 

Malheureux  sans  l'orgueil  d'une  austère  infortune, 
Dédaigneux  de  venger  leurs  os  de  coups  de  bec, 
Us  convoitent  la  haine  et  n'ont  que  la  rancune. 

Us  sont  ramusement  des  racleurs  de  rebec, 

Des  femmes,  des  enfants  et  de  la  vieille  engeance 

Des  loqueteux  dansant  quand  le  broc  est  à  sec. 

Les  poètes  savants  leur  prêchent  la  vengeance, 
Et  ne  sachant  leur  mal,  et  les  voyant  brisés, 
Les  disent  impuissants  et  sans  intelligence. 

((  Us  peuvent,  sans  quêter  quelques  soupirs  gueuses 
((  Comme  un  bulYle  se  cabre  aspirant  la  tempête, 
«  Savourer  à  présent  leurs  maux  éternisés  : 

«  Nous  soûlerons  d'encens  les  Forts  qui  tiennent  tête 

«  Aux  fauves  séraphins  du  Mal  !  Ces  baladins 

((  N'ont  pas  mis  d'habit  rouge  et  veulent  qu'on  s'arrête 

Quand  chacun  a  sur  eux  craché  tous  ses  dédains, 
Nus,  ensoilTés  de  grand  et  priant  le  tonnerre, 
Ces  IJamlet  abreuvés  de  malaises  badins 

Vont  ridiculement  se  pendre  au  réverbère» 

A  la  même  époque  environ,   mais    évidemment 


STÉPHANE    MALLARMÉ  49 

un  peu  plus  tard  que  plus  tôt  doivent  remonter 
l'exquise 

APPARITION 

La  lune  s'attristait.  Des  séraphins  en  pleurs, 

Rêvant,  l'archet  aux  doigts,  dans  le  calme  des  fleurs 

Vaporeuses,  tiraient  de  mourantes  violes 

De  blancs  sanglots  glissant  sur  l'azur  des  corolles.' 

—  C'était  le  jour  béni  de  ton  premier  baiser. 

Ma  songerie  aimant  à  me  martyriser 

S'enivrait  savamment  du  parfum  de  tristesse 

Que  même  sans  regret  et  sans  déboire  laisse 

La  cueillaison  d'un  Rêve  au  cœur  qui  l'a  cueilli. 

J'errais  donc,  l'œil  rivé  sur  le  pavé  vieilli, 

Quand,  avec  du  soleil  aux  cheveux,  dans  la  rue 

Et  dans  le  soir,  tu  m'es  en  riant  apparue. 

Et  j'ai  cru  voir  la  fée  au  chapeau  de  clarté 

Qui  jadis  sur  mes  beaux  sommeils  d'enfant  gâté 

Passait,  laissant  toujours  de  ses  mains  mal  fermées 

Neiger  de  blancs  bouquets  d'étoiles  parfumées. 

et  la  moins  vénérable  encore  qu'adorable 

SAINTE 

A  la  fenêtre  recelant 
Le  santal  vieux  qui  se  dédore 
De  sa  viole  étincelant 
Jadis  avec  llùte  ou  mandore 

Est  la  Sainte  p;\le,  étalant 
Le  livre  vieux  qui  se  déplie 
Du  MagniHcal  ruisselant 
Jadi»  Bclon  vôpre  ot  compli^  ! 


50  LES    POÈTES    MAUDITS 


A  ce  vltraoe  d'ostensoir 
Que  frôle  une  harpe  par  l'Ange 
Formée  avec  son  vol  du  soir 
Pour  la  délicate  phalange 

Du  doigt,  que,  sans  le  vieux  santal 
îNi  le  vieux  livre,  elle  halance 
Sur  le  plumage  instrumental, 
Musicienne  du  silence. 


Ces  poèmes  absolument  inédits  nous  conduisent 
à  ce  que  nous  appellerons  l'ère  de  publicité  de 
Mallarmé.  De  trop  peu  nombreuses  pièces  d'une 
couleur  et  d'une  musique  dès  lors  très  essentielles 
parurent  dans  le  premier  et  le  second  Pâmasses  ^ 
Contemporains  où  l'admiration  peut  les  retrouver 
à  son  aise.  Les  Fenêtres,  le  Sonneur,  Automne  le 
fragment  assez  long  d'une  Hérodiade  nous  semblent 
être  les  suprêmes  entre  ces  choses  suprêmes,  mais 
nous  ne  nous  attarderons  pas  à  citer  de  l'imprimé  loin 
d'être  obscur  comme  du  manuscrit,  ainsi  qu'il  est 
arrivé  —  comment  ?  sinon  par  LA  MALEDICTION 
qu'il  a  méritée,  mais  pas  plus  héroïquement  que  les 
vers  de  Rimbaud  et  de  Mallarmé  —  à  ce  vertigineux 
livre  des  Amours  Jaunes  de  ce  stupéfiant  Corbière  : 
nous  préférons  vous  procurer  la  joie  de  lire  ce 
nouvel  et  précieux  inédit  se  rapportant,  Bviivant 
noua,  à  la  période  intermédiaire  en  question, 


STÉPHANE    MALLARMÉ  51 


DON   DU   POËME 

Je  t'apporte  l'en  fa  nt  d'une  nuit  d'ïdumée  ! 

Noire,  à  l'aile  saignante  et  pfde,  déplumée, 

Par  le  verre  brûlé  d'aromales  et  d'or, 

Par  les  carreaux  glacés,  hélas  !  mornes  encor, 

L'aurore  se  jeta  sur  la  lampe  angélique, 

Palmes  !  et  quand  elle  a  montré  cette  relique 

A  ce  père  essayant  un  sourire  ennemi, 

La  solitud3  bleue  et  stérile  a  frémi. 

0  la  berceuse  avec  ta  fdie  et  l'innocence 

De  vos  pieds  froids,  accueille  une  horrible  naissance. 

Et  ta  voix  rappelant  viole  et  clavecin, 

Avec  le  doigt  fané  presseras -tu  le  sein 

Par  qui  coule  en  blancheur  sybilline  la  femme 

Pour  des  lèvres  que  l'air  du  vierge  azur  ailame? 

—  A  vrai  dire  cette  idylle  fut  méchamment  (et 
méchamment  !)  imprimée  sur  la  fin  du  dernier  n'<;nc 
par  un  journal  hchflomndairo  fort  ennuyeux,  le 
(Courrier  du  Dimanche.  Mais  que  pouvait  signilier 
cette  hargneuse  contre-réclame,  puisvque  pour  tous 
bons  esprits  le  Don  du  Poème,  accusé  d'excentricid- 
alambiquée,  se  trouve  être  la  sublime  dédicace  pin- 
un  poète  précellent  à  la  moite  de  son  unie,  de 
quelqu'un  de  ces  /lorriblcs  elTorts  qu'on  aime  pour- 
tant tout  en  essayant  de  ne  pas  les  aimer  et  pour  qui 
Ton  rêve  toute  protection,  fût-ce  contre  soi  même  1 

Lq  Courrier  du  Dimanche  était  républicain  libé- 
ral et  protestant,  mais  républicain  de  tout  bonnet  oi^ 


52  LES    POÈTES    MAUDITS 


monarchiste  de  tout  écu,  ou  indifférent  à  n'importe 
quoi  de  la  vie  publique,  n'est-il  pas  vrai  qu*et  mine 
et  sertper  et  in  secula  le  poète  sincère  se  voit,  se 
sent,  se  sait  maudit  par  le  régime  de  chaque  inté- 
rêt, ô  Stello  ? 

Le  sourcil  du  poète  se  fronce  sur  le  public,  mais 
son  œil  se  dilate  et  son  cœur  se  raffermit  sans  se 
fermer,  et  c'est  ainsi  qu'il  prélude  à  son  défînitit 
choix  d'être  : 


CETTE   NUIT 

Quand  l'ombre  menaça  de  la  fatale  loi 
Tel  vieux  Rêve,  désir  et  mal  de  mes  vertèbres, 
Affligé  de  périr  sous  les  plafonds  funèbres 
Il  a  ployé  son  aile  indubitable  en  moi. 

Luxe,  ô  salle  d'ébène  où,  pour  séduire  un  roi, 
Se  tordent  dans  leur  mort  des  guirlandes  célèbres, 
Vous  n'êtes  qu'un  orgueil  menti  par  les  ténèbres 
Aux  yeux  du  solitaire  ébloui  de  sa  foi. 

Oui,  je  sais  qu'au  lointain  de  cette  nuit,  la  Terre 

•Tette  d'un  grand  éclat  Tinsolite  mystère 

Pour  les  siècles  hideux  qui  l'obscurcissent  moins. 

L'espace  à  soi  pareil  qu'il  s'accroisse  ou  se  nie 
Roule  dans  cet  ennui  des  feux  vils  pour  témoins 
Que  s'est  d'un  astre  en  fcte  allumé  le  génie* 

Quant  à  ce  sonnet,  le  Tombeau  (V Edgar  Poc^  si 


STÉPHANE    MALLARMlî  53 

beau  qu'il  nous  paraît  faible  de  ne  l'honorer  que 
d'une  sorte  d'horreur  panique, 

LE   TOMBEAU    D'EDGARD   POE 

Tel  qu'en  Lui-même  enfin  l'élernité  le  change, 

Le  Poète  suscite  avec  un  glaive  nu 

Son  siècle  épouvante  de  n'avoir  pas  connu 

Que  la  mort  triomphait  dans  cette  voix  étrange  ! 

Eux,  comme  un  vil  sursaut  d'hydre  oyant  jadis  TAnge 
Donner  un  sens  trop  pur  aux  mots  de  la  tribu, 
Proclamèrent  très  haut  le  sortilège  bu 
Dans  le  flot  sans  honneur  de  quelque  noir  mélange. 

Du  sol  et  de  la  nue  hostiles,  ô  grief! 

Si  notre  idée  avec  ne  sculpte  un  bas-relief 

Dont  la  tombe  de  Poe  éblouissante  s'orne, 

Calme  bloc  ici-bas  chu  d'un  désastre  obscur, 
Que  ce  granit  du  moins  montre  h  jamais  sa  borne 
Aux  noirs  vols  du  Blasphème  épars  dans  le  futur. 

ne  devons-nous  point  terminer  par  lui?  Ne  con- 
crète-t-il  point  l'abstraction  forcée  de  notre  titre  ? 
N'est-ce  point,  en  termes  sybillins  plutôt  encore 
que  lapidaires,  le  seul  mot  à  dire  en  ce  sujet  ter- 
rible, au  risque  d'être  nous  aussi  maudit,  o  gloire? 
avec  Ceux-ci  ? 

Et  de  fait  nous  nous  y  tiendrons,  à  cette  dernière 


54  LES    POÈTES    MAUDITS 

citation  qui  est  la  bonne   en   l'espèce  non  moins 
qu'intrinsèquement. 

Il  nous  reste,  nous  le  savons,  à  compléter  l'étude 
entreprise  sur  Mallarmé  et  son  œuvre  I  Quel  plaisir 
ce  va  nous  être,  si  bref  qu'il  nous  faille  faire  ce 
devoir  ! 

Tout  le  monde  (digne  de  le  savoir)  sait  que  Mal- 
larmé a  publié  en  de  splendides  éditions  VApi^ès- 
inixii  criin  Faune,  brûlante  fantaisie  où  le  Shakes- 
pia:  e  d'Adonis  aurait  mis  le  feu  au  Théocrite  les 
plus  fougueuses  églogues,  —  et  le  Toast  /unèbre  à 
Tkéophile  Gautier^  très  noble  pleur  sur  un  très  bon 
ouvrier.  Ces  poèmes  se  trouvant  dans  la  publicité, 
il  nous  semble  inutile  d'en  rien  citer.  Inutile  et  im- 
pie. Ce  serait  tout  en  démolir,  tant  le  Mallarmé 
déllrùtif  est  un.  Coupez  donc  un  sein  à  une  femme 
balle! 

Tout  le  monde  (dont  il  a  été  question)  connaît 
également  les  belles  études  linguistiques  de  Mal- 
la  iini,  ses  Z)/<3Z7.x'  de  la  Grèce  et  ses  admirables  tra- 
ductions d'Edgar  Poe,  précisément. 

Mallarmé  travaille  à  un  livre  dont  la  profondeur 
étonnera  non  moins  que  sa  splendeur  éblouira  tous 
sauf  les  seuls  aveugles.  Mais  quand  donc  enfin, 
cher  ami? 

Arrêtons-nous  :  l'éloge,  comme  les  déluges, 
s'arrête  à  certains  sommets. 


IV 
MARCELINE    DESBORDES- VALMORE 


En  dépit  en  eiret  d'articles,  l'un  très  complet  de 
ce  merveilleux  Sainte-Beuve,  l'autre  peut-être,  ose- 
rons-nous le  dire?  un  peu  court  de  Baudelaire,  en 
dépit  même  d'une  sorte  de  bonne  opinion  publique 
qui  ne  l'assimile  pas  tout  à  fait  à  de  vagues  Louise 
Collet,  Amable  Tastu,  Anaïs  Ségalas  et  autres  bas- 
bleus  sans  importance  (nous  oubliions  Loïsa  Puget, 
d'ailleurs,  elle,  amusante,  paraît-il,  pour  ceux  qui 
aiment  cette  note-là), Marceline  Desbordes-Valmore 
est  digne  par  son  obscurité  apparente  mais  absolue 
de  figurer  parmi  nos  Poètes  maudils,  et  ce  nous 
est,  dès  lors,  un  devoir  impérieux  de  parler  d'elle 
le  plus  au  long  et  le  plus  en  détail  possible. 

M.  Barbe V  d^\urevillv  la  sortait  jadis  du  ran»* 
et  signalait,  avec  cette  compétence  bizarre  qu'il  a, 
sa  bizarrerie  à  elle  et  la  compétence  vraie  bien  que 
féminine  qu'elle  eut. 

(^uant  à  nous,  si  curieux  de  bons  ou  beaux  vers 
pourtant,  nous  l'ignorions,   nous  contentant  de  la 


58  LES    POÈTES    MAUDITS 


parole  des  maîtres,  quand  précisément  Arthur  Rim- 
baud nous  connut  et  nous  força  presque  de  lire 
tout  ce  que  nous  pensions  être  un  fatras  avec  des 
beautés  dedans. 

Notre  étonnement  fut  grand  et  demande  quelque 
temps  pour  être  expliqué. 

D'abord  Marceline  Desbordes- Valmore  était  du 
Nord  et  nom  du  Midi,  nuance  plus  nuance  qu'on  ne 
le  pense.  Du  Nord  cru,  du  Nord,  bien  (le  Midi,  tou- 
jours cuit,  est  toujours  mieux,  mais  ce  mieux-là 
surtout  pourrait  sans  doute  être  l'ennemi  du  bien 
vrai),  —  et  ce  nous  plut  à  nous  du  Nord  cru  aussi, 
—  à  la  fin  ! 

Puis,  nulle  cuisterie  avec  une  langue  suffisante 
et  de  l'effort  assez  pour  ne  se  montrer  qu'intéres- 
samment.  Des  citations  feront  foi  de  ce  que  nous 
appellerions  notre  sagacité. 

En  les  attendant  ne  pouvons-nous  pas  revenir  sur 
l'absence  totale  du  Midi  dans  cette  œuvre  relative- 
ment considérable  ?  et  pourtant  combien  ardemment 
compris  son  Nord  espagnol  (mais  l'Espagne  n'a- 
t-elle  pas  un  flegme,  une  morgue,  plus  froids  ({ue 
même  tout  britannisme  ?)  son  Nord 

Où  vinrent  s'asseoir  les  ferventes  Espagnes. 

Oui,  rien  de  l'emphase,  rien  du  toc^  rien  de  la  mau- 
vaise foi  qu'il  faut  déplorer  chez  les  œuvres  les  plus 


MARCELINE    DESBOKDES-VALMORE  59 

incontestables  croutre-Loire.  Et  cependant  comme 
c'est  chaud,  ces  romances  de  la  jeunesse,  ces  sou- 
venirs de  l'ài^e  de  femme,  ces  tremblements  ma- 
ternels !  Et  doux  et  sincère,  et  tout  !  Quels  paysages, 
quel  amour  des  paysages  !  Et  ceVe  passion  si 
chaste,  si  discrète,  si  forte  et  émouvante  néan- 
moins ! 

Nous  avons  dit  que  la  langue  de  Marceline  Des- 
bordes-Valmore  était  suiïisante,  c'est  très  sufHsante 
qu  il  fallait  dire  ;  seulement  nous  sommes  d'un  tel 
purisme,  d'un  tel  pédantisme,  ajouterons-nous, 
puisque  Ton  nous  en  appelle  un  décadent  [injure, 
entre  parenthèses,  pittoresque,  très  automne,  bien 
soleil  couchant,  à  ramasser  en  somme)  que  cer- 
taines naïvetés,  d'aucunes  ingénuités  de  style  pour- 
raient heurter  parfois  nos  préjugés  d'écrivain  visant 
à  Tinq^eccable.  La  vérité  de  notre  rectification  écla- 
tera dans  le  cours  des  citations  que  nous  allons 
prodiguer. 

Mais  la  passion  chaste  mais  forte  que  nous  signa- 
lions, mais  l'émotion  presque  excessive  que  nous 
.  exaltions,  c'est  le  cas  de  le  dire,  sans  excès  alors, 
non  !  après  une  lecture  douloureuse  à  force  d'être 
consciencieuse  de  nos  premiers  i)aragraphes,  nous 
maintenons  leur  opinion  sur  elle. 
Et  la  preuve  je  la  trouve  : 


éO  Les  poètes  m  au  Dits 


UNE   LETTRE   DE   FEMME 


Les  femmes,  je  le  sais,  ne  doivent  pas  écrire  : 

J'écris  pourtant 
Aûn  que  dans  mon  cœur  au  loin  tu  puisses  lire, 

Comme  en  partant. 

Je  ne  tracerai  rien  qui  ne  soit  dans  toi-même 

Beaucoup  plus  beau, 
Mais  le  mot  cent  fois  dit,  venant  de  ce  qu'on  aime, 

Semble  nouveau. 

Qu'il  te  porte  au  bonheur  !  moi,  je  reste  à  l'attendre, 

Bien  que,  là-bas, 
Je  sens  que  je  m'en  vais  pour  voir  et  pour  entendre 

Errer  tes  pas. 

Ne  te  détourne  pas  s'il  passe  une  hirondelle 

Par  le  chemin, 
Car  je  crois  que  c'est  moi  qui  passerai  fidèle 

Toucher  ta  main. 

Tu  t'en  vas  :  tout  s'en  va  ?  tout  se  met  eu  voyage, 

Lumière  et  fleurs  ; 
Le  bel  été  te  suit,  me  laissant  à  Forage, 

Lourde  de  pleurs. 

Mais  si  l'on  ne  vit  plus  que  d'espoir  et  d'alarmes 

Cessant  de  voir, 
Partageons  pour  le  mieux  :  moi  je  retiens  les  larmes 

Garde  l'espoir. 


MARCELINE    DESBORDES-VALMORE  61 


Non,  je  ne  voudrais  pas,  tant  je  le  suis  unie, 
Te  voir  souffrir  : 

Souhaiter  la  douleur  à  sa  moitié  bénie, 
C'est  se  haïr. 

Est-ce  divin  ?  mais  attendez. 


JOUR   D'ORIENT 

Ce  fut  un  jour,  pareil  à  ce  beau  jour, 

Que,  pour  tout  perdre,  incendiait  l'amour. 

C'était  un  jour  de  charité  divine 

Où  dans  l'air  bleu  l'éternité  chemine. 

Où,  dérobée  à  son  poids  étoufiant, 

La  terre  joue  et  redevient  enfant. 

C'était,  partout,  comme  un  baiser  de  mère  ; 

Long  rêve  errant  dans  une  heure  éphémère. 

Heure  d'oiseaux,  de  parfums,  de  soleil, 

D'oubli  de  tout...  hors  du  bien  sans  pareil! 

Ce  fut  un  jour,  pareil  à  ce  beau  jour. 
Que  pour  tout  perdre  incendiait  l'amour. 

11  faut  nous  restreindre,  et  réserver  des  citations 
d'un  autre  ordre. 

Et,  avant  de  passer  à  l'examen  des  sublimités  plus 
sévères,  s'il  est  permis  d'ainsi  parler  d'une  partie 
de  l'œuvre  de  cette  adorablement  douce  femme, 
laissez-nous,  les  larmes  littéralement  aux  yeux, 
vous  réciter  do  la  plume  ceci  î 


62  LES  POETES  MAUDITS 


RENONCEMENT 


Pardonnez-moi,  Seigneur,  mon  visage  attristé... 
Mais,  sous  le  front  joyeux,  vous  aviez  mis  les  larmes  : 
Et  de  vos  dons,  Seigneur,  ce  dont  seul  m'est  resté. 

C'est  le  moins  envié  ;  c'est  le  meilleur,  peut-être. 
Je  n'ai  plus  à  mourir  à  mes  liens  de  fleurs. 
Ils  vous  sont  tous  rendus,  cher  auteur  de  mon  être, 
Et  je  n'ai  plus  à  moi  que  le  sel  de  mes  pleurs... 

Les  fleurs  sont  pour  l'enfant,  le  sel  est  pour  la  feirme  : 
Faites-en  l'innocence  et  trempez-y  mes  jours. 
Seigneur,  quand  tout  ce  sel  aura  lavé  mon  àme, 
Vous  me  rendrez  un  cœur  pour  vous  aimer  toujours. 

Tous  mes  étonnements  sont  finis  sur  la  terre, 
Tous  mes  adieux  sont  faits,  1  ame  est  prête  à  jaillir 
Pour  atteindre  à  ses  fruits  protégés  de  mystère 
Que  la  pudique  moit  a  seule  osé  cueillir. 

0  Sauveur  !  Soyez  tendre  au  moins  à  d'autres  mères 
Par  amour  pour  la  nôtre  et  par  pitié  pour  nou». 
Baptisez  leurs  enfants  de  nos  larmes  amères 
Et  relevez  les  miens  tombes  à  vos  genoux» 

Comme  celte  tristesse  surpasse  eelk^  à^Olymplo 
et  dVi  Oli/mpiOy  quelque  beaux  (le  dernier  surtout) 
que  soient  ces  deu?c  poèmes  orgueilleux  '  Mais, 


MARCELINE    DESBORDES-VAI.MORE  63 

rares  lecteurs,  pardonnez-nous,  sur  le  seuil  d'autres 
sanctuaires  de  cette  église  aux  cent  chapelles, 
l'œuvre  de  Marceline  Desbordes-Valmore,  - —  de 
chanter  avec  vous  après  nous  : 


Que  mon  nom  ne  soit  rien  qu'une  ombre  douce  et  vaine, 
Qu'il  ne  cause  jamais  ni  Teflroi  ni  la  peine, 
Qu'un  indigent  l'emporte  après  m'avoir  parlé 
Et  le  garde  longtemps  dans  son  cœur  consolé  ! 


Vous  nous  avez  pardonné? 

Et  maintenant,  passons  à  la  mère,  à  la  fille,  à  la 
jeune  fille,  à  l'inquiète,  mais  si  sincère  chrétienne, 
que  fut  le  poète  Marceline  Desbordes- Valmore. 


Nous  avons  dit  que  nous  essaierions  de  parler  du 
poète  sous  tous  ses  aspects. 

Procédons  par  ordre,  et,  nous  sommes  sur  que 
vous  en  serez  content,  par  le  plus  d'exemples  pos- 
sibles. Aussi  voici  d'abusivement  longs  spécimens 
d'abord  de  la  jeune  fille  romantique  dès  1 820  et  d'un 
Parny  mieux,  dans  une  forme  h  peine  diflerento, 
tnut  pxx  domevit'ant  «inj^ulièriMnont  ori^Mnnlp, 


64  I>ES    POÈTES    MAUDITS 


L'INQUIÉTUDE 

Qu'est-ce  donc  qui  me  trouble  ?  Et  qu'est-ce  qui  m'attend  ? 
Je  suis  triste  à  la  ville  et  m'ennuie  au  village  ; 

Les  plaisirs  de  mon  âge 
Ne  peuvent  me  sauver  de  la  longueur  du  temps 
Autrefois  l'amitié,  les  charmes  de  l'étude 
Remplissaient  sans  effort  mes  paisibles  loisirs. 
Oh  !  quel  est  donc  l'objet  de  mes  vagues  désirs  ? 
Je  l'ignore  et  le  cherche  avec  inquiétude. 
Si,  pour  moi,  le  bonheur  n'était  pas  la  gaîté, 
Je  ne  le  trouve  plus  dans  la  mélancolie  ; 
Mais  si  je  crains  les  pleurs  autant  que  la  folie. 

Où  trouver  la  félicité  ? 


Elle  s'adresse  ensuite  à  sa  «  Raison  »,  l'adjurant 
et  Tadjurant  ensemble,  si  gentiment  !  Du  reste  nous 
admirons  pour  notre  part  ce  monologue  à  la  Cor- 
neille qui  serait  plus  tendre  que  du  Racine  mais 
digne  et  fier  comme  le  style  des  deux  grands  poètes 
avec  un  tout  autre  tour. 

Entre  mille  gentillesses  un  peu  mièvres,  jamais 
fades  et  toujours  étonnantes,  nous  vous  prions  d'ad- 
mettre dans  cette  rapide  promenade  quelques  vers 
isolés  exprès  pour  vous  tenter  vers  l'ensemble  : 

Cache-moi  ton  regard  plein  d'âme  et  de  tristesse. 


MARCELINE    DESBORDES-VALMORE  65 

On  ressemble  au  plaisir  sniis  uti  chapeau  de  fleurs 
Inexplicable  cœur,  énigme  pour  toi-même... 

•  •••«•••••••••«••• 

Dons  ma  sécurité  tu  ne  vois  qu'un  délire. 

Trop  faible  esclave,  écoute,        .      •      •      ■ 

Ecoule  et  ma  raison  te  pardonne  et  t'absout. 

Rends-lui  du  moins  les  pleurs  !  Tu  vas  céder  sans  doute? 

Ilélas  non  !  toujours  non  !  0  mon  cœur,  prends  donc  tout! 

Quant  à  la  Prière  perdue,  pièce  dont  font  partie 
ces  dernier.s  vers,  nous  faisons  amende  honorable 
à  propos  de  notre  mot  trop  répété  de  gentillesse  d'il 
n'y  a  qu'un  instant.  Avec  iNÎarceline  Desbordes- 
Vnlmorc,  on  ne  sait  parfois  ce  ([ue  l'on  doit  dire  ou 
retenir,  tant  vous  trouble  délicieusement  ce  crénie, 
enchanteur  lui-même  enchanté  I 

Si  quelque  chose  est  de  la  passion  bien  exprimée 
autant  que  par  les  meilleurs  élégiaques,  c'est  bien 
ceci,  ou  nous  ne  voulons  plus  nous  y  connaître. 

VA  les  amitiés  si  pures  en  même  temps  que  les 
amours  si  chastes  de  cette  femme  tendre  et  hau- 
taine, qu'en  dire  sullisamment  sinon  de  conseiller 
de  lire  toute  son  (jcuvre?  Ecoutez  encore  ces  deux 
trop  petits  fragments  : 


66  LES    POKTES    MAUDITS 


LES    DEUX   AMOURS 

C'clall  l'amour  plus  lolâtre  que  lendrc  ; 
D'un  trait  sans  ibrcc  il  effleura  mon  cœur  ; 
11  fut  léger  comme  un  riant  mensonge. 

Il  ofirit  le  plaisir  sans  parler  de  bonheur. 

C'est  dans  les  yeux  que  je  vis  l'autre  amour 


Cet  entier  oubli  de  soi-même. 
Ce  besoin  d'aimer  pour  aimer 
Et  que  le  mot  aimer  semble  à  peine  exprimer 
Ton  cœur  seul  le  rcn Terme  et  le  mien  le  devine. 
Je  sens  à  tes  transports,  à  ma  fidélité, 
Qu'il  veut  dire  à  la  fois  bonheur,  éternité, 
Et  que  sa  puissance  est  divine. 


LES   DEUX    AMITIÉS 

Il  Cit  deux  ""miliés  comme  il  est  deux  amours  ; 
L'une  ressemble  à  l'imprudence  : 
C'est  un  enfant  qui  rit  toujours. 

Et  tout  le  charme  décrit  divinement  d'une- amitié 
de  petites  filles, 

Puis...  L'autre  amitié  plus  grave,  plus  austère. 
Se  donne  avec  lenteur,  choisit  avec  mystère. 


MARCELINE    DESnORDES-VALMORE  67 


Elle  écarte  les  fleurs  de  peur  de  s'y  blesser. 

Elle  voit  par  ses  yeux  et  marche  sur  ses  pas. 
Elle  attend  et  ne  prévient  pas. 

Voici  déjà  la  note  grave. 


Hélas,  que  ne  pouvons-nous  ne  pas  nous  borner, 
au  moment  de  iinir  cette  étude.  Que  de  merveilles 
locales  et  cordiales  !  quels  paysages  arrageois  et 
douaisiens,  quels  bords  de  Scarpe  !  Combien  douces, 
et  raisonnablement  bizarres  (nous  nous  entendons 
et  vous  nous  comprenez)  ces  jeunes  Albertines,  ces 
Inès,  ces  Ondines,  cette  Laly  Galine,  ces  exquis 
«  mon  beau  pays,  mon  frais  berceau^  air  pur  de 
ma  verte  contrée,  soyez  béni,  doux  point  de  liini- 
vers.  » 

Il  nous  faut  donc  restreindre  aux  justes  (ou  plutôt 
njustes)  limites  que  la  froide  logique  impose  aux 
limensions  voulues  de  notre  petit  livre,  notre  pauvre 
îxamen  d'un  vraiment  grand  poète.  Mais  —  mais  ! 
—  quel  dommage  de  ne  vouloir  que  citer  des  frag* 
iierits  comme  ceux-ci,  écrits  bien  avant  que  Lamar- 
ine  éclatât  et  qui  sont,  nous  y  insistons,  du  Parny 
liaste  et  si  paisible  I  supérieur  en  ce  genre  tendre  ! 


68  LES    POETES    MAUDITS 

Dieu,  qu'il  est  lard  !  quelle  surprise  ! 

Le  temps  a  fui  coinuie  un  éclair. 

Douze  fois  Tlieure  a  frappe  l'air 
Et  près  de  loi  je  suis  encore  assise, 
Et  loin  de  pressentir  le  moment  du  sommeil, 
Je  croyais  voir  encore  un  rayon  de  soleil. 
Se  peut-il  que  déjà  l'oiseau  dorme  au  bocage  ? 

Ah  !  pour  dormir  il  fait  si  beau  ! 

Garde- loi  d*éveiller  noire  chien  endormi  ; 

Il  méconnaîtrait  son  ami 
Et  de  mon  imprudence  il  instruirait  ma  mère. 

Ecoute  la  raison  :  va-t-en,  laisse  ma  main  ; 
Il  est  minuit... 

Est-ce  pur  ce  «  laisse  ma  main  »,  est-ce  a mou-j 
reux  cet  «  il  est  minuit  »,  après  ce  rayon  de  solei] 
qu'elle  croyait  voir  encore  ! 

Laissons,  en  soupirant  !  la  jeune  fille.  La  femme, 
nous  l'avons  entrevue  plus  haut,  quelle  femme  î 
L'amie,  ô  l'amie  !  les  vers  sur  la  mort  de  madame  de 
Girardin  !  ' 

La  mort  vient  de  fermer  les  plus  beaux  yeux  du  monde. 

La  mère  î 

Quand  j'ai  grondé  mon  fils,  je  me  cache  et  je  pleure. 

Et  quand  ce  fils  va  au  collège,  un  cri  terrible, 
n'est-ce  pas  ? 

Candeur  de  mon  enfani,  comme  on  va  vous  détruire 


MARCELINE    DESBORDES-VALMORE  69 


Ce  qu'on  ignore  le  moins  de  Marceline  Desbordes- 
Valmore,  ce  sont  d'adorables  fables,  bien  à  elle, 
après  cet  amer  Lafontaine  et  Florian  le  joli  : 

Un  tout  petit  enfant  s'en  allait  à  l'école  ; 
On  avait  dit  :  allez  !  il  tâchait  d'obéir. 


Et  «.  le  Petit  Peureux  »  et  «  le  Petit  Menteur!  » 
Oh  !  nous  vous  en  supplions,  relevez  toutes  ces 
gentillesses  point  fades,  point  affectées. 

Si  mon  enfant  m'aime, 

chante  (^  la  Dormeuse  »,   ce  qui  veut  dire   ici   «  la 
Berceuse  »  combien  mieux  I 

Dieu  dira  lui-même  : 
J'aime  cet  enfant  qui  dort. 
Qu'on  lui  porte  un  rèvc  d'or.  . 

Mais  après  avoir  constaté  que  Marceline  Des- 
bordes-Valmore  a,  le  premier  d'entre  les  poètes  de 
ce  temps,  employé  avec  le  plus  grand  bonheur  des 
rythmes  inusités,  celui  de  onze  pieds  entre  autres, 
très  artiste  sans  trop  le  savoir  et  ce  fut  tant  mieux, 
résumons  notre  admiration  par  cette  admirable 
citation  : 


70  LES    POÈTES    MAUDITS 


LES    SANGLOTS 

Ah  !  l'enfer  est  ici  !  l'autre  me  fait  moins  peur. 
Pourtant  le  purgatoire  inquiète  mon  cœur. 

On  m'en  a  trop  parlé  pour  que  ce  nom  funeste 
Sur  un  si  faible  cœur  ne  serpente  et  ne  reste. 

Et  quand  le  flot  des  jours  me  défait  fleur  à  fleur, 
Je  vois  le  purgatoire  au  fond  de  ma  pâleur. 

S'ils  ont  dit  vrai,  c'est  là  qu'il  faut  aller  s'éteindre, 
0  Dieu  de  toute  vie  !  avant  de  vous  atteindre. 

C'est  là  qu'il  faut  descendre,  et  sans  lune  et  sans  jour, 
Sous  le  poids  de  la  crainte  et  la  croix  de  Tamour 

Pour  entendre  gémir  les  âmes  condamnées 
Sans  pouvoir  dire  :  allez  !  vous  êtes  pardonnées  ; 

Sans  pouvoir  les  tarir,  ô  douleur  des  douleurs  1 
Sentir  filtrer  partout  les  sanglots  et  les  pleurs  ; 

Se  heurter  dans  la  nuit  des  cages  cellulaires 
Que  nulle  aube  ne  teint  de  ses  prunelles  claires  ; 

Ne  savoir  où  crier  au  Sauveur  méconnu  : 

{(  Hélas  !  mon  doux  Sauveur,  n'êtes-vous  pas  venu  ?  » 

Ah  !  j'ai  peur  d'avoir  peur,  d'avoir  froid,  je  me  cache 
Gomme  un  oiseau  tombé  qui  tremble  qu'on  l'attache. 

Je  rouvre  tristement  mes  bras  au  souvenir... 
Mais  c'est  le  purgatoire  et  je  le  sens  venir. 


MARCELINE    DESBORDES-V'ALMORE  71 

C'est  là  que  je  me  rêve  après  la  mort  menée 
Gomme  une  esclave  en  faute  au  bout  de  sa  journée, 

Cachant  sous  ses  deux  mains  son  front  pîile  et  flétri 
Et  marchant  sur  son  cœur  par  la  terre  meurtri. 

C'est  là  que  je  m'en  vais  au-devant  de  moi-môme 
X'osant  y  souhaiter  rien  de  tout  ce  que  j'aime. 

Je  n'aurais  donc  plus  rien  de  charmant  dans  le  cœur 
Que  le  lointain  écho  de  leur  vivant  bonheur. 

Ciel  !  où  m'en  irai-je 
Sans  pieds  pour  courir? 
Ciel  !  où  frapperai-je 
Sans  clé  pour  ouvrir? 

Sous  l'arrct  éternel  repoussant  ma  prière 
Jamais  plus  le  soleil  n'atteindra  ma  paupière 

Pour  l'essuvcr  du  monde  et  des  tableaux  aflVcux 
()m  font  baisser  partout  mes  regards  douloureux. 

Plus  de  soleil  !  Pourquoi?  Cette  lumière  aimée 
Aux  méchants  de  la  terre  est  pourtant  allumée  ; 

Sur  un  pauvre  coupable  à  l'échafaud  conduit 

Comme  un  doux  «  viens  à  moi  »  l'ordre  s'épanche  et  luit. 

Plus  de  feu  nulle  part  !  Plus  d'oiseaux  dans  l'espace  ! 
Plus  d'Ave  Maria  dans  la  brise  qui  passe  ! 

Au  bord  des  lacs  taris  plus  un  roseau  mouvant  ! 
Plijs  d'air  pour  soutenir  un  atome  vivant! 


72  LES    POÈTES    MAUDITS 


Ces  IVuils  que  tout  inj^rat  sent  (ondre  sous  sa  lèvre 
Ne  feront  plus  couler  leurs  fraîcheurs  dans  ma  fièvre 

Et  de  mon  cœur  absent  qui  viendra  m'opprcsser 
J'amasserai  les  pleurs  sans  pouvoir  les  verser. 

Ciel  !  où  m'en  irai-je 
Sans  pieds  pour  courir? 
Ciel  !  où  frapperai-je 
Sans  clé  pour  ouvrir  ? 

Plus  de  ces  souvenirs  qui  m'emplissent  de  larmes, 
Si  vivants  cjue  toujours  je  vivrais  de  leurs  charmes  ; 

Plus  de  famille,  au  soir,  assise  sur  le  seuil 
Pour  bénir  son  sommeil  chantant  devant  Taïcul  ; 


Plus  de  timbre  adoré  dont  la  grâce  invincible 
Eût  forcé  le  néant  à  devenir  sensible  ; 


Plus  de  livres  divins  comme  efleuillés  des  cieux 
Concerts  que  tous  mes  sens  écoulaient  par  mes  yeux 

Ainsi  n'oser  mourir  quand  on  n'ose  plus  vivre 
Ni  chercher  dans  la  mort  un  ami  qui  délivre  ! 

0  parents,  pourquoi  donc  vos  fleurs  sur  nos  berceaux 
Si  le  ciel  a  maudit  l'arbre  et  les  arbrisseaux  ? 

Ciel!  où  m'en  irai-je 
Sans  pieds  pour  courir  ? 
Ciel  !  où  frapperai-je 
Sans  clé  pour  ouvrir  ? 


MARCELINE    DESBORDES-VALMORE  93 


Sous  la  croix  qui  s'incline  à  l'âme  prosternée 
Punie  après  la  mort  du  malheur  d'être  née  ! 

Mais  quoi  !  dans  cet  mort  qui  se  sent  expirer. 
Si  quelque  cri  lointain  me  disait  d'espérer, 

Si  dans  ce  ciel  éteint  quelque  étoile  pâlie 
Envoyait  sa  lueur  à  ma  mélancolie;^ 

Sous  ces  arceaux  tendus  d'ombre  et  de  désespoir 
Si  des  yeux  inquiets  s'allumaient  pour  me  voir  ? 

Oh  !  ce  serait  ma  mère  intrépide  et  bénie 
Descendant  réclamer  sa  iille  assez  punie. 

Oui  !  ce  serait  ma  mère  ayant  attendri  Dieu 
Qui  viendra  me  sauver  de  cet  horrible  lieu, 

Et  relever  au  vent  de  la  jeune  espérance 

Son  dernier  fruit  tombé  mordu  ])ar  la  soulTrance. 

Je  sentirai  ses  bras  si  beaux,  si  doux,  si  forls, 
M'élreindre  et  m'cnlevcr  dans  ses  puissants  elïbrls  ; 

Je  sentirai  couler  dans  mes  naissantes  ailes 
L'air  pur  qui  fait  monter  les  libres  hirondelles, 

Et  ma  mère  en  fuyant  pour  ne  plus  revenir 
M'emportera  vivante  à  travers  l'avenir  ! 

Mais  avant  de  quitter  les  mortelles  campagnes 
Nous  irons  appeler  des  âmes  pour  compagnes. 

Au  bout  du  champ  funèbre  où  j'ai  mis  tant  de  Heurs, 
Nous  ébattre  aux  parfums  qui  sont  nés  de  mes  pleurs. 


74  LES    POÈTES    xMAUDITS 

Et  nous  aurons  des  voix,  des  transports  et  des  flammes 
Pour  crier  :  Venez-vous  ?  à  ces  dolentes  âmes. 

«  Venez-vous  vers  l'été  qui  fait  tout  refleurir, 
Où  nous  allons  aimer  sans  pleurer,  sans  mourir? 

((  Venez,  venez  voir  Dieu  !  nous  sommes  ses  colombes. 
Jetez-là  vos  linceuls,  les  cieux  n'ont  plus  de  tombes, 

«  Le  sépulcre  est  rompu  par  l'éternel  amour, 
Ma  mère  nous  enfante  à  l'éternel  séjour  !  » 

Ici  la  plume  nous  tombe  des  mains  et  des  pleurs 
délicieux  mouillent  nos  pattes  de  mouche.  Nous 
nous  sentons  impuissants  à  davantage  disséquer  un 
ange  jDareil  ! 

Et,  pédant,  puisque  c'est  notre  pitoyable  métier, 
nous  proclamons  à  haute  et  intelligible  voix  que 
Marceline  Desbordes-Valmore  est  tout  bonnement, 
—  avec  George  Sand,  si  différente,  dure,  non  sans 
des  indulgences  charmantes,  de  haut  bon  sens,  de 
lière  et  pour  ainsi  dire  de  mâle  allure  —  la  seule 
femme  de  génie  et  de  talent  de  ce  siècle  et  de  tous 
les  siècles  en  compagnie  de  Sapho  peut-être,  et  de 
sainte  Thérèse. 


V 
VILLIERS    DE    L  ISLE-ADAM 


«  On  ne  doit  écrire  que  pour  le  monde  entier...  » 

((  D'ailleurs  que  nous  importe  la  justice  ?  Celui 
qui,  en  naissant,  ne  porte  pas  dans  sa  poitrine  sa 
propre  gloire  ne  connaîtra  jamais  la  signification 
de  ce  mot.  » 

Ces  paroles,  tirées  de  la  préface  de  la  liévoltc 
(1870),  donnent  tout  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
l'homme  et  l'œuvre. 

Orgueil  immense,  justifié. 

l'n  Tout-Paris,  celui  littéraire  et  artistique,  plutôt 
nocturne,  nocturne  bien,  attardé  aux  belles  discus- 
sions plus  qu'aux  joies  qu'éclairent  les  gaz  intimes, 
connaît  et,  sinon  l'aime,  admire  cet  homme  de 
génie  et  ne  l'aime  peut-être  pas  assez,  parce  qu'il 
doit  l'admirer. 

De  grands  cheveux  qui  grisonnent,  une  face  large 
pour,  on  dirait,  l'agrandissement  des  yeux  magnifi- 
quement vagues,  moustache  royale,  le  geste  fré- 
quent, à  mille  lieues  d'être  sans  beauté,  mais  par- 
fois étrange  et   la  conversation  troublante  qu'une 


78  LES    POÈTES    MAUDITS 

hilarité  tout  à  coup  secoue  pour  céder  la  place  aux 
plus  belles  intonations  du  monde,  basse-taille  lente 
et  calme,  puis  soudain  émouvant  contralto.  Et 
qu'elle  verve  toujours  inquiétante  au  possible  !  Une 
terreur  passe  parfois  parmi  les  paradoxes,  terreur 
qu'on  dirait  partagée  par  le  causeur,  puis  un  fou 
rire  tord  causeur  et  auditeurs,  tant  éclate  alors 
d'esprit  tout  neuf  et  de  force  comique.  Toutes  les 
opinions  qu'il  faut  et  rien  de  ce  qui  ne  peut  pas  ne 
pas  intéresser  la  pensée  défilent  dans  ce  courant 
magique.  Et  Villiers  s'en  va,  laissant  comme  une 
atmosphère  noire  où  vit  dans  les  yeux  le  souvenir  à 
la  fois  d'un  feu  d'artifice,  d'un  incendie,  d'une  série 
d'éclairs,  et  du  soleil  I 

L'œuvre  est  plus  difïicile  à  s'en  et  à  en  rendre 
compte  que  l'Ouvrier  qu'on  trouve  souvent  tandis 
que  l'œuvre  est  rarissime.  Nous  voulons  dire 
presque  introuvable,  tant  par,  un  dédain  du  bruit^ 
non  moins  que  pour  des  raisons  de  haute  indolence, 
le  poète  gentilhomme  a  négligé  la  publicité  banale 
en  vue  de  la  seule  gloire. 

Il  commença  enfant  par  des  vers  superbes.  Seule- 
ment, allez  les  chercher!  Allez  chercher  il/or^/a/ze, 
Elcn,  ces  drames  comme  on  en  a  fait  peu  parmi  les 
plus  grands  dramatistes,  allez  chercher  Claire 
Lenoir^  un  roman  unique  en  ce  siècle  !  Et  la  suite, 
et  la  fm  àWxel,  de  VÈve  future,  des  chefs-d'œuvre, 
de    purs   chefs-d'œuvre    interrompus    depuis    des 


VILLIERS    DE    l'iSLE^ADAM  79 

années,  repris  sans  cesse  comme  les  cathédrales  et 
les  révolutions,  hauts  comme  elles. 

Heureusement,  Villiers  nous  promet  une  grande 
édition  de  ses  œuvres  complètes,  six  volumes,  —  et 
quels  !  pour  très  bientôt  '. 

Bien  que  Villiers  soit  déjà  très  glorieux,  et  que 
son  nom  parte,  destiné  au  plus  profond  retentisse- 
ment pour  une  postérité  sans  fin,  néanmoins  nous  le 
classons  parmi  les  Poètes  maudits,  parce  qu'il  n'est 
PAS  ASSEZ  GLORIEUX  cu  CCS  tcmps  qui  devraient  être  à 
ses  pieds. 

Et  tenez  !  comme  pour  nous  ainsi  que  pour  beau- 
coup de  bons  esprits,  l'Académie  Française,  — qui 
a  donné  à  Leconte  de  Flsle  le  fauteuil  du  célèbre 
Hugo,  lequel  Hugo  fut,  à  parler  franc,  une  façon 
tout  de  même  de  grand  poète,  —  a  du  bien  et 
du  Jiiieux,  et  puisque  les  Immortels  de  par  delà  le 
Pont  des  Arts  ont,  enfin  !  consacré  la  tradition  d'un 
grand  poète  remplacé  par  un  grand  poète  après  un 
})oète  considérable  qui  fut  Népomucène  Lemercier 
remplaçant  lui-môme  nous  ne  savons  plus  qui,  qui 
est-ce  alors  qui  pourrait  suppléer  après  sa  mortj 
que  nous  espérons  très  éloignée,  le  poète  Classique 
et  Barbare,  sinon  Monsieur  le  Comte  de  Villiers  de 
risle-Adam  que  recommandent, d'abord, son  énorme 

(i)  L^Ève  Julure,  V Amour  saprcinc,  ont  paru,  Axel,  Tribunal 
Donhomet  (nouveau  litre  de  Claire  Lenoir)^  ont  été  réimprimés 
TÔcemmcnt.    Livre  divin,  livres  royaux  ! 


80  LES    POÈTES    MAUDITS 


titre  nobiliaire  pourtant  de  ducs,  et  surtout  l'im- 
mense talent,  le  fabuleux  génie  de  ce  d'ailleurs 
charmant  camarade,  de  cet  homme  du  monde 
accompli  sans  les  inconvénients,  de  Villiers  de 
risle-Adam  pour  tout  dire  et  dire  tout? 

Maintenant  citons  et  citons  bien,  nafnelij,  la 
((  scène  muette  »  de  la  Révolte. 

La  pendule  au-dessus  de  la  porte  sonne  une  heure  du 
matin,  musique  sombre  ;  puis,  enlre  d'assez  longs  si- 
lences, deux  heures,  puis  deux  heures  et  demie,  puis  trois 
heures,  puis  trois  heures  et  demie  et  enfin  quatre  heures. 
Féhx  est  reslé  évanoui.  Le  petit  jour  vient  à  travers  les 
vitres,  les  bougies  s'éteignent  ;  une  bobèche  se  brise 
d'elle-même,  le  feu  pàht. 

La  porte  du  fond  se  rouvre  violemment  ;  entre  M'"°  Eli- 
sabeth tremblante,  affreusement  pâle  ;  elle  tient  son 
mouchoir  sur  la  bouche,  sans  voir  son  mari,  elle  va  len- 
tement vers,  le  grand  fauteuil,  près  de  la  cheminée.  Elle 
jette  son  chapeau,  et,  le  front  dans  ses  mains,  les  yeux 
lixes,  elle  tombe  assise  et  se  met  à  rêver  à  voix  basse,  — 
Elle  a  froid  ;  ses  dents  claquent  et  elle  frisonne. 

et  la  scène  X  de  l'acte  troisième  du  Nouveau  Monde 
où,  après  l'exposé  très  spirituel  et  très  éloquent 
des  griefs  financiers  des  tenanciers  de  l'Angleterre 
en  Amérique,  ^otz^  le  monde  parle  ensemble,  comme 
l'indiquent  deux  accolades,  —  et  que  voici  avec 
les  accolades  réduites  aux  proportions  de  notre 
texte. 


VILLIF.RS    DE    I.  ISLE'ADAM 


81 


Effie,  Noella,  Maud  entonnant  un  psaume  \ 
((  Super  flumina  Babylonis...  » 

L'oFFiciEu  derrière  Tom  Burnell  debout  sur  Vesca- 
beau  et  avec  une  volubilité  criarde,  dominant  le  psau^ 
me. 

Vous  êles  en  relard,  Sir  Tom  !  C'est  jour  de  ren- 
trée !  Positivement  vous  êtes  en  relard.  Vous  avez 
passé  plusieurs  traités  avec  les  explorateurs  alle- 
mands :  coût  cent  soixanle-lrois  ihalcrs  qu'ils  pro- 
noncent dollars... 

{Chant  des  oiseaux  dans  les  jeuilloijcs.) 

Effie,  Maud,  Noella,  plus  fort, 
a  Sedimos  et  flebimus...  » 


{ 


L'oFFiciEH  criant  dans  ïoredle  de  Tom  Burnett, 
...  Et  avec  des  négociants  de  Philadelpliie  !  11  y  a 
d'assez    forts  droits  à   percevoir  aussi.  Quant   au\ 
opérations  industrielles,  voici  le  bordereau... 

Le  CiiÉuoRoÉE  assis  sur  son  baril. 
Boire  du  vin  !    bien  bon  I    Le  sirop  d'érablo   en 
tleur  ! 

Le  QuAkEH  Eadie  lisant  à  haute  voix. 
Les  oiseaux  se  réveillent  de  la   méridienne.   Ils 
reprennent  leurs   bymnes  et  tout  dans  la  nature,., 
[Le  dofjue  aboie.) 

Le  lieuteinam  Hauhis  montrant  Tom  Burnett» 
Silence  !  Laissez-le  parler. 

U.N  Peal-Uouge  confidentiellement  à  un  yroupe  de 
nèijres. 

Si  tu  vois  les  abeilles,  les  blancs  vont  venir  ;  si 
tu  vois  le  bison,  Tlndien  le  suit. 

6 


82  LES    POÈTES   MAUDITS 

'        Monsieur  O'Reene,  à  un  groupe.  ' 

I         On  dit  qu'il   s'est  passé  à   Boston    des  choses  ef- 
!      frayantes.  Figurez-vous  que... 

I  ToM  BuRNETT,  Iiovs  de  lui,  à  V officier. 

En  retard  !  ah  ça,  mais  c'est  ma  ruine  I  11  n'y  a 
pas  de  raison  à  ce  que  tout  ceci  finisse  !  Taxez  Tair 
que  je  respire  !  Pourquoi  ne  m'arrêlez-vOus  pas  au 
coin  du  bois,  tout  de  suite  ?  N'ai-je  vécu  que  pour 
voir  ceci  ?  C'est  bien  la  peine  de  travailler,  de  de- 
venir un  honnête  homme  !  Positivement  j'aime 
mieux,  les  Mahowks. 

[Furieux  vers  les  femmes.) 

Oh  !  ce  psaume  !  ^ 

(Des  singes  se  balacent  aux  lianes.) 

Un  Comanciie,  à  part,  les  regardant. 
Pourquoi  THomme-d'en-llaut plaça- t-il l'homme 
-a    1   rouge  au  centre  et  les  blancs  tout  autour? 

Maud  tout  d'une  haleine,  les  yeux  au  ciel  et  mon- 
trant Tom  Burnett. 

(  hiclle  éloquence  l'Esprit  saint  lui  prête  ! 

[Cet  ensemble  ne  doit  pas  durer  une  demi-minute  à 
la  scène.  C'est  Vun  de  ces  moments  de  confusion  où  la 
joule  prend  elle-même  la  parole. 

C'est  une  explosion  soudaine  de  tumulte  où  Von  ne 
distingue  que  tes  mots  a  dollars  »,  a  psaumes  »,  u  en 
retard!  «  «  Bahylonis  »,  ((  Laissez-le  parler  »,  a  Bos- 
ton !  ))  «  Méridienne  )),  etc.,  mêlés  à  des  aboiements^ 
\  à  des  cris  d'enfanls,  des  piaulements  de  perroquets. 
—  Des  singes  effrayés  se  sauvent  de  branches  en 
branches,  des  oiseaux  traversent  le  théâtre  de  coté  et 
d'autre  ) 

On  a  très  amèrement  critiqué,  bafoué  même  ces 


VILLIERS    DE    l'iSLK-APAM  83 

deux    scènes  que   nous    citons   tout  exprès    pour 
bien  faire  correspondre  notre  titre  avec  notre  sujet. 

On  a  eu  tort,  car  il  fallait  comprendre  que  le 
Théâtre,  chose  de  convention  relative^  doit  faire  au 
poète  moderne  les  concessions  qu'il  n'a  pu  se  dis- 
penser d'octrojer  aux  ancêtres. 

Nous  nous  expliquons. 

Ce  n'est  ni  de  Shakespeare,  avec  ses  poteaux 
indicateurs,  ni  du  théâtre  espaHol  et  de  ses  jorna^ 
(las  qui  comportent  parfois  des  années  et  des 
années  que  nous  parlons. 

Non,  c'est  du  Père  Corneille  si  scrupuleux,  du 
non  moins  correct  que  tendre  Racine,  et  de  ce 
Molière  non  moins  correct  si  point  si  tendre,  qu'il 
retourne.  L'unité  de  lieu,  parfois  rompue  dans  ce 
dernier,  ne  le  cède  dans  tous  les  trois  qu'à  l'unité 
de  temps  également  violée.  Or  qua  voulu  faire 
Villiers  dans  les  deux  scènes  que  nous  venons  de 
vous  oifrir,  sinon  profiter,  dans  la  première,  de  tout 
ce  que  les  Planches  permettaient  aux  trois  Clas- 
siques français,  quand  leur  drame  se  heurtait  à  des 
situations  trop  à  l'étroit  parmi  les  gênantes  vingt- 
quatre  heures  dont  la  recommandation  est  attribuée 
à  feu  Aristote,  —  dans  la  seconde,  de  la  même 
tolérance  dont  ils  n'ont  pas  osé  user,  c'est  vrai, 
quant  à  ce  qui  concernait  un  état  de  choses  plus 
rapide  en  quelque  sorte  que  la  parole,  tolérance 
que   la  musique  exploite  tous   les  jours   avec  ses 


84  LES    POÈTES    MAUDITS 

duos,  trio  et  tutti,  et  la  Peinture  avec  ses  perspec- 
tives. 

Mais  non.  Défense  au  génie  contemporain  de  faire 
ce  que  faisait  le  génie  antique.  On  a  beaucoup  ride 
la  SCÈNE  MUETTE  et  de  la  scène  ou  tout  le^ionde 
PARLE,  et  on  en  rira  longtemps.  Cependant  nous 
venons  de  vous  prouver  irréfutablement  et  nul  ne 
doute  donc  que  vous  ne  conveniez,  que  Villiers  a  eu 
non  seulement  le  droit,  mais  cent  fois  raison  de  les 
écrire  comme  il  aurait  eu  mille  fois  tort  de  ne  pas 
les  écrire.  Durus  rex,  sed  rex. 

L'œuvre  de  Villiers, rappellerons-nous,  va  paraître 
et  nous  espérons  fort  que  le  succès  —  vous  enten- 
dez ?  —  LE  SUCCES,  lèvera  la  malédiction  qui  pèse 
sur  l'admirable  poète  que  nous  regretterions  de 
quitter  sitôt,  si  ce  ne  nous  était  une  occasion  de 
lui  envoyer  notre  plus  cordial  :  Courage  ! 

Nous  ne  parlerons  pas  des  Contes  cruels^  parce 
que  ce  livre  a  fait  son  chemin.  On  trouve  là  parmi 
des  nouvelles  miraculeuses,  de  trop  rares  vers  delà 
maturité  du  poète,  de  tout  petits  poèmes  doux- 
amers  adressés  à  ou  faits  à  propos  de  quelque 
femme  jadis  adorée  probablement  et  sûrement 
méprisée  aujourd'hui,  —  comme  il  arrive,  parait-il. 
Nous  en  exhiberons  de  courts  extraits. 

RÉVEIL 
0  toi  dont  je  reste  interdit, 


VILLIERS    DE    L*1SLE-ADAM  85 

J'ai  donc  le  mot  de  ton  abime. 
Sois  oubliée  en  les  hivers  ! 

ADIEU 

Un  vertige  épars  sous  tes  voiles 
Tente  mon  front  vers  tes  bras  nus. 

Et  tes  cheveux  couleur  de  deuil 
Ne  font  plus  d'ombre  sur  mes  rêves. 

RENCONTRE 

Tu  secouais  ton  noir  flambeau, 
Tu  ne  pensais  pas  être  morte  : 
J'ai  forgé  la  grille  et  la  porte 
Et  mon  cœur  est  sur  du  tombeau  ! 

Tu  ne  ressusciteras  pas  ! 

Et  comment  nous  tenir  de  mettre  encore  sous 
vos  yeux  cette  fois  une  pièce  tout  entière?  Comme 
dans  Isis^  comme  dans  Morgaiie,  comme  dans  le 
Nouveau  Monde,  comme  dans  (Uaire  Lenoir,  comme 
dans  toutes  ses  œuvres,  Villiers  évoque  ici  le  spectre 
d'une  femme  mystérieuse,  reine  d'orgueil,  sombre 
et  fière  comme  la  nuit  encore  et  déjà  crépusculaire 
avec  des  reflets  de  san2r  et  d'or  sur  son  âme  et  sur 
sa  beauté. 

AU  BORD   DE   LA   MER 

Au  sortir  de  ce  bal  nous  suivîmes  les  grèves. 
Vers  le  toit  d'un  exil,  au  hasard  du  chemin, 


86 


LES    POETES    MAUDITS 


Nous  allions  :  une  fleur  se  fanait  dans  sa  main. 
C  était  par  un  minuit  d'étoiles  et  de  rêves. 

Dans  Tombre,  autour  de  nous,  tombaient  des  flots  foncés. 
Vers  les  lointains  d  opale  et  d'or,  sur  l'Atlantique, 
L'outre- mer  cpandait  sa  lumière  mystique. 
Les  algues  parfumaient  les  espaces  glacés. 

Les  vieux  échos  sonnaient  dans  la  falaise  entière  ! 
Et  les  nappes  de  l'onde  aux  volutes  sans  frein 
Ecumaient,  lourdement,  contre  les  rocs  d'airain. 
Sur  la  diine  brillaient  les  croix  d'un  cimetière. 

Leur  silence,  pour  nous,  couvrait  ce  vaste  bruit. 
Elles  ne  tendaient  plus,  croix  par  Tombre  insultées. 
Les  couronnes  de  deuil,  fleurs  de  mort,  emportées 
Dans  les  flots  tonnanls,  par  les  tempêtes,  la  nuit. 

Mais  de  ces  blancs  tombeaux  en  pente  sur  la  rive,- 
Sous  la  brume  sacrée,  à  des  clartés  pareils, 
L'ombre  questionnait  en  vain  les  grands  sommeils  : 
Ils  gardaient  le  secret  de  la  Loi  décisive. 


Frileuse,  elle  voilait  d'un  cachemire  noir 
Son  sein  royal,  exil  de  toutes  mes  pensées  ! 
J'admirais  cette  femme  aux  paupières  baissées. 
Sphynx  cruel,  mauvais  rêve,  ancien  désespoir  ! 

Ses  regards  font  mourir  les  enfants.  Elle  passe 
Et  se  laisse  survivre  en  ce  qu'elle  détruit. 
C'est  la  femme  qu'on  aime  à  cause  de  la  Nuit, 
Et  ceux  qu'elle  a  connus  en  parlent  à  voix  basse. 


ViLLïEftS  DE  l'isli:-adam  87 


Le  danger  la  revêt  d'un  rayon  familier  : 
Même  dans  son  étreinte  oubliéusement  tendre, 
Ses  crimes  évoqués  sont  leU  qu'on  croit  entendre 
Des  crosses  de  fusils  tombant  sur  le  palier. 

Cependant  sous  la  honte  illustie  qui  l'encliaîne, 
Sous  le  deuil  où  se  plaît  cette  ùme  sans  essor 
Repose  une  candeur  inviolée  encor 
Gomme  un  lys  enfermé  dans  un  colTret  d'ébène. 

Elle  prêta  l'oreille  au  tumulte  des  mers, 
Inclina  son  beau  front  touché  par  les  années, 
Et  se  remémorant  ses  mornes  destinées, 
Elle  se  répandit  en  ces  termes  amers  : 

«  Autrefois,  autrefois,  —  quand  je  faisais  partie 
))  Des  vivants,  —  leurs  amours  sous  les  pâles  llambeaux 
))  Des  nuits,  comme  la  mer  au  pied  de  ces  tombeaux 
))  Se  lamentaient,  houleux,  devant  mon  apathie. 

»  J'ai  vu  de  longs  adieux  sur  mes  mains  se  briser  : 
»  Mortelle,  j'accueillais  sans  désir  et  sans  haine, 
»  Les  aveux  suppliants  de  ces  âmes  en  peine  : 
»  Le  sépulcre  à  la  mer  ne  rend  pas  son  baiser. 

))  Je  suis  donc  insensible  et  faite  de  silence 
»  Et  je  n'ai  pas  vécu  ;  mes  jours  sont  froids  et  vains 
»  Les  Cieux  m'ont  refusé  les  battements  divins  ! 
»  On  a  faussé  pour  moi  les  poids  de  la  balance. 

»  Je  sens  cjue  c'est  mon  sort  môme  dans  le  trépas  : 

»  Et  soucieux  encore  des  regrets  ou  des  fêles, 

»  Si  les  morts  vont  chercher  leurs  fleurs  dans  les  tempêtes 

»  Moi  je  reposerai,  ne  les  comprenant  pas.  » 


88  LE?  poî;tes  maudits 


Je  saluai  les  croix  lumineuses  et  pâles. 

L'étendue  annonçait  l'aurore,  et  je  me  pris  * 

Adiré,  pour  calmer  ses  ténébreux  esprits 

Que  le  vent  des  remords  battait  de  ses  rafales 

Et  pendant  que  la  mer  déserte  se  gonflait  : 
((  Au  bal  vous  n'aviez  pas  de  ces  mélancolies 
»  Et  les  sons  de  cristal  de  vos  phrases  polies 
»  Charmaient  le  serpent  d'or  de  votre  bracelet. 

»  Rieuse  et  respirant  une  touffe  de  roses, 

»  Sous  vos  grands  cheveux  noirs  mêlés  de  diamants, 

))  (Juand  la  valse  nous  prit,  tous  deux,  quelques  moments, 

»  Vous  eûtes,  en  vos  yeux,  des  lueurs  moins  moroses. 

))  J'étais  heureux  de  voir  sous  le  plaisir  vermeil 
»  Se  ranimer  votre  âme  à  l'oubli  toute  prête, 
»  Et  s'éclairer  enfin  votre  douleur  distraite 
))  Gomme  un  glacier  frappe  d'un  rayon  de  soleil.  » 

Elle  laissa  briller  sur  moi  ses  yeux  funèbres 
Et  la  pâleur  des  morts  ornait  ses  traits  fatals. 
((  Selon  vous,  je  ressemble  aux  pays  boréals, 
»  J'ai  six  mois  de  clartés  et  six  mois  de  ténèbres;^ 

))  Sache  mieux  quel  orgueil  nous  nous  sommes  donné 
»  Et  tout  ce  qu'en  nos  yeux  il  empêche  de  lire  : 
))  Aime-moi,  toi  qui  sais  que,  sous  un  clair  sourire, 
»  Je  suis  pareille  à  ces  tombeaux  abandonnés.  » 

Et,  sur  ces  vers  qu'il  faut  qualifier  de  sublimes 
nous  prendrons  congé  définitivement  —  damné 
petit  espace  !  —  de  l'ami  qui  les  faisait. 


VI 
PAUVRE    LELIAN 


Ce  Maudit- ci  aura  bien  eu  la  destinée  la  plus 
mélancolique,  car  ce  mot  doux  peut,  en  somme, 
caractériser  les  malheurs  de  son  existence,  à  cause 
de  la  candeur  de  caractère  et  de  la  mollesse,  irré- 
médiable? de  cœur  qui  lui  ont  fait  dire  à  lui-même 
de  lui-même,  dans  son  livre  Sapientia, 

Et  puis,  surtout,  ne  va  pas  t'oublier  toi-mcmc. 
Traînassant  ta  faiblesse  et  la  simplicité 
Partout  où  l'on  bataille  et  partout  où  l'on  aime, 
D'iuie  fayon  si  Irislc  et  folle  en  vérité  ! 

A-t-on  assez  puni  cette  lourde  innocence  ? 

Et  dans  son  volume  Charltc,  qui  vient  de  pa- 
raître : 

J'ai  la  fiueur  d'aimer,  mon  cœur  si  faible  est  fou. 

Je  ne  ]>uis  plus  compter  les  chute'^de  mon  cœur. 


90  LES    POÈTES    MALDITS 

et  qui  furent  les  éléments  uniques,  entendez-le 
bien,  de  cet  orage,  sa  vie  ! 

Son  enfance  avait  été  heureuse. 

Des  parents  exceptionnels,  un  père  exquis,  une 
mère  charmante,  morts,  hélas  !  le  gâtaient  en  fils 
unique  qu'il  était.  On  l'avait  mis  toutefois  en  pension 
de  bonne  heure  et  là  commença  la  déroute.  Nous  le 
voyons  encore  dans  sa  longue  blouse  noire,  avec 
sa  tête  tondue,  des  doigts  dans  la  bouche,  accoudé 
à  la  barrière  de  séparation  de  deux  cours  de  récréa- 
tion, qui  pleurait  presque  au  milieu  des  autres 
gamins,  déjà  endurcis,  jouant  !  Même  le  soir,  il  se 
sauva  et  fut  reconduit  le  lendemain,  à  force  de 
gâteaux  et  de  promesses,  dans  le  «  bahut  »  où,  de- 
puis, à  son  tour,  il  se  «  déprava  »  devint  un  vilain 
galopin  pas  trop  méchant  avec  de  la  rêvasserie 
dans  la  tête.  Ses  études  étaient  indifférentes,  et  ce 
fut  tant  bien  que  mal  qu'il  passa  son  baccalauréat 
après  de  vagues  succès,  en  dépit  de  sa  paresse  qui 
n'était,  répétons-le,  que  de  la  rêvasserie  déjà.  La 
postérité  saura,  si  elle  s'occupe  de  lui,  que  le  Ivcée 
Bonaparte,  depuis  Gondorcet,  puis  Fontanes,  puis 
re-Condorcet,  fut  l'établissement  où  s'usa  le  fond 
de  ses  culottes  de  garçonnet  et  d'adolescent.  Une 
inscription  ou  deux  à  TEcole  de  droit  et  passable- 
ment de  bocks  bus  dans  les  cahoiilots  de  ce  temps- 
là,  ébauches  de  brasseries  à  femmes  actuelles,  com- 
plétèrent   ces    médiocres    humanités.   C'est  de  ce 


PAUVRE    LÉLIAN  91 


moment  qu'il  se  mit  aux  vers.  Déjà  depuis  ses 
quatorze  ans,  il  avait  rimé  à  mort,  faisant  des  choses 
vraiment  drôles  dans  le  genre  obscéno-macabre.  Il 
brûla  bien  vite,  oublia  plus  vite  encore  ces  essais 
informes  mais  amusants  et  publia  Mauvaise  Etoile^ 
peu  après  que  plusieurs  pièces  de  lui  eussent  pris 
place  dans  le  premier  Parnasse  à  Lemerre.  Ce 
recueil,  —  c'est  de  Mauvaise  Etoile  que  nous 
entendons  parler,  —  eut  parmi  la  presse  un 
joli  succès  d'hostilité.  Mais  que  faisait  au  goût 
de  Pauvre  Lelian  pour  la  poésie,  goût  réel,  sinon 
talent  encore  hors  de  page  ?  Et,  un  an  écoulé, 
il  imprimait  Pour  Cythère  où  un  progrès  très 
sérieux  fut  avoué  par  la  critique.  Le  petit  bouquin 
fit  même  quelque  bruit  dans  le  monde  des  poètes. 
Un  an  après  encore,  nouvelle  plaquette,  (lorhcilles 
de  noces,  proclament  la  grâce  et  la  gentillesse 
d'une  fiancée...  Ft  c'est  d'alors  que  put  dater  (k  sa 
plaie  ». 


Au  sortir  de  cette  mortelle  période  parut  Sapien- 
tia,  plus  liaut  nommée  et  citée.  ()uatre  ans  aupara- 
vant, en  plein  ouragan,  c'avait  été  le  tour  de  Flùlc 
et  Cor,  un  volume  dont  on  a  parlé,  depuis,  beau- 
coup, car  il  contenait  plusieurs  parties  assez  nou- 
velles. 


92  LEE    POÈTES    MAUDITS 

La  convemon  de  Pauvre  Lelian  au  catholicisme, 
Sapieiitia  qui  en  procédait,  et  l'apparition  ultérieure 
d'un  recueil  un  peu  mélangé,  Avant-hier  cl  hier, 
ou  passablement  de  notes  des  moins  austères  alter- 
naient avec  des  poèmes  presque  trop  mystiques, 
firent,  dans  le  petit  monde  des  vraies  Lettres, 
éclater  une  polémique  courtoise,  mais  vive.  Un 
poète  n'était-il  pas  libre  de  tout  faire  pouvu  que 
tout  fût  bel  et  bien  fait,  ou  devait-il  se  cantonner 
dans  un  genre,  sous  prétexte  d'unité?  Interrogé  par 
plusieurs  de  ses  amis  sur  ce  sujet,  notre  auteur, 
quelle  que  soit  son  horreur  native  pour  ces  sortes 
de  consultations,  répondit  par  une  assez  longue 
digression,  que  nos  lecteurs  liront  peut-être  non 
sans  intérêt  pour  sa  naïveté. 

Voici  cette  pièce  : 

«  Il  est  certain  que  le  ^^oête  doit,  comme  tout 
artiste,  après  l'intensité,  condition  héroïque  indis- 
pensable, chercher  l'unité.  L'unité  de  ton  (qui  n'est 
pas  la  monotonie)  un  style  reconnais4ble  à. tel 
endroit  de  son  œuvre  pris  indifféremment,  des 
habitudes,  des  attitudes  ;  l'unité  de  pensée  aussi 
et  c'est  ici  qu'un  débat  pourrait  s'engager.  Au  lieu 
d'abstractions,  nous  allons  tout  simplement  prendre 
notre  poète  comme  champ  de  dispute.  Son  œuvre 
se  tranche,  à  partir  de  1880  en  deux  portions  bien 
distinctes  et  le  prospectus  de  ses  livres  futurs 
indique  qu'il  y  a  chez  lui  parti  pris  de  continuer  ce 


Pauvre  lélian  93 


système  et  de  publier,  sinon  simultanément  (d'ail- 
leurs ceci  ne  dépend  que  de  convenances  éven- 
tuelles et  sort  de  la  discussion),  du  moins  parallèle- 
ment, des  ouvra^^es  d'une  absolue  différence  d'idées, 
—  pour  bien  préciser,  des  livres  où  le  catholicisme 
déploiesa  logique  et  sesillécebrances,  ses  blandices 
et  ses  terreurs,  et  d'autres  purement  mondains  : 
sensuels  avec  une  affligeante  belle  humeur  et  pleins 
de  l'orgueil  de  la  vie.  Que  devient  dans  tout  ceci, 
dira-t-on,  l'unité  de  pensée  préconisée  ? 

((  Mais  elle  y  est?  Elle  j  est  au  titre  humain,  au 
titre  catholique,  ce  qui  est  la  même  chose  à  nos 
yeux.  Je  crois,  et  je  pèche  par  pensée  comme  par 
action  ;  je  crois,  et  je  me  repens  par  pensée  en 
attendant  mieux.  Ou  bien  encore,  je  crois  et  je 
suis  bon  chrétien  en  ce  moment  ;  je  crois  et  je  suis 
mauvais  chrétien  l'instant  d'après.  Le  souvenir, 
l'espoir,  l'invocation  d'un  péché  me  délectent  avec 
ou  sans  remords,  quelquefois  sous  la  forme  même 
et  muni  de  toutes  les  conséquences  du  Péché, 
plus  souvent,  tant  la  chair  et  le  sang  sont  forts,  — 
naturels  et  animais,  tels  les  souvenirs,  espoirs  et 
invocations  du  beau  premier  libre-penseur.  Cette 
délectation,  moi,  vous,  lui,  écrivains,  il  nous  plaît 
de  la  coucher  sur  le  papier  et  de  la  pul)lier  plus 
ou  moins  bien  ou  mal  exprimée  ;  nous  la  consignons 
enfin  dans  la  forme  littéraire,  oubliant  toutes  idées 
religieuses    ou   n'en   perdant   pas  une  de  vue.  De 


94  LES    POÈTES    MAUDITS 

bonne  foi  nous  condamnera-t-on  comme  poète  ? 
Cent  fois  non.  Que  la  conscience  du  catholique 
raisonne  autrement  ou  non,  ceci  ne  nous  regarde 
pas. 

»  Maintenant,  les  vers  catholiques  de  Pauvre 
Lelian  couvrent-ils  littérairement  ses  autres  vers? 
Cent  fois  oui.  Le  ton  est  le  même  dansles  deux  cas, 
grave  et  simple  ici,  là  fioriture,  languide,  énervé, 
rieur  et  tout  ;  mais  le  même  ton  partout,  comme 
l'HoMME  mystique  et  sensuel  reste  l'homme  intellec- 
tuel toujours  dans  les  manifestations  diverses  d'une 
même  pensée  qui  a  ses  hauts  et  ses  bas.  Et  Pauvre 
Lelian  se  trouve  très  libre  de  faire  nettement  des 
volumes  de  seule  impression,  de  même  que  le 
contraire  lui  serait  des  plus  permis.  » 


Depuis,  Pauvre  Lelian  a  produit  un  petit  livre  de 
critique,  —  ô  de  critique  !  d'exaltation  plutôt,  — 
à  propos  de  quelques  poètes  méconnus.  Ce  libelle 
se  nommait  les  Incompris^  on  n'y  lisait  pas  encore, 
entre  autres  choses,  d'un  nommé  Arthur  Rimbaud, 
ceci,  dont  Lelian  aimait  à  symboliser  certaines 
phases  de  sa  propre  destinée  : 


PAUVRE    LÉMAN  95 


LE   CœUR   VOLÉ 


Mon  pauvre  cœur  bave  à  la  poupe, 
iNIon  cœur  est  plein  de  caporal. 
Ils  lui  lancent  des  jets  de  soupe. 
Mon  pauvre  cœur  bave  à  la  poupe. 
Sous  les  quolibets  de  la  troupe 
Qui  pousse  un  rire  général, 
Mon  pauvre  cœur  bave  à  la  poupe, 
Mon  cœur  est  plein  de  caporal, 

Ilhyplialliques  et  pioupiesques, 
Leurs  insultes  l'ont  dépravé. 
A  la  vesprée,  ils  font  des  fresques 
Ilhyplialliques  et  pioupiesques. 
0  flots  abracadabrantesques. 
Prenez  mon  cœur,  qu'il  soit  sauvé 
Itliypballiques  et  pioupiesques, 
Leurs  insultes  l'ont  dépravé. 


TÊTE    DE   FAUNE 


Dans  la  feuillée,  écrinvert  taché  d'or^ 
Dans  la  feuillée  incertaine  et  fleurie. 
D'énormes  fleurs  où  Tàcre  baiser  dort, 
Vif  et  devant  l'exquise  broderie, 


96  LES    POÈTES    MAUDITS 


Le  Faune  affolé  montre  ses  grands  yeux 
Et  mort  la  fleur  rouge  avec  ses  dénis  blanches 
Brunie  et  sanglante  ainsi  qu'un  vin  vieux. 
Sa  lèvre  éclate  en  rires  par  les  branches  ; 

Et  quand  il  a  fui,  tel  un  écureuil, 
Son  rire  perle  encore  à  chaque  feuille 
Et  l'on  croit  épeuré  par  un  bouvreuil 
Le  baiser  d'or  du  bois  qui  se  recueille. 

Il  prépare,  à  travers  des  ennuis  de  toute  nature, 
plusieurs  volumes.  Charité  a  paru  en  mars  dernier. 
A  côté  va  paraître.  Le  premier,  suite  à  Sapicniia, 
volume  d'un  âpre  et  doux  catholicisme,  l'autre,  un 
recueil  en  vers  des  sensations  des  plus  sincères 
mais  bien  osées. 

Enfin,  il  a  vu  l'impression  de  deux  œuvres  en 
prose,  les  Commentaires  de  Socrale,  autobiogra- 
phie un  peu  généralisée,  et  Clovis  Lahscure^  titre 
principal  de  plusieurs  nouvelles  pour  être  l'une  e  t 
l'autre  continuées  si  le  veut  Dieu. 

Il  a  bien  d'autres  projets.  Seulement  il  est  ma- 
lade découragé  un  peu,  et  vous  demande  la  per- 
mission de  s  aller  mettre  au  lit. 

—  Ah  !  depuis,  bien  remis,  il  écrit  et  va  ou 
veut,  ce  qui  est  la  même  chose,  vivre  Bealtitudo  ; 

FIN 


SAINT -AM.VND    (cHEr).    t.Ul'.     BUSSlÈUE 


ALBERT     MESSEIN,     ÉDITEUR,    PARIS 

Dernières  IMouveautés 

LES     MANUSCRITS     DES     MAITRES 
PAUL   VERLAINE 

SAGESSE 

Le  manuscrit  autographe  de  Sagesse  que  nous  publions  est  celui 
que  le  poète  avait  confié  à  la  Société  générale  de  la  Librairie 
catholique,  en  1880.  L'ouvrage  est  imprimé  sur  papier  réglé  (cahier 
scolaire)  et  d'un  seul  côté  de  la  page  :  ainsi  le  lecteur  a  l'illusion 
de  posséder  le  manuscrit  autographe  original.  Les  corrections 
mêmes,  qui  attestent  les  scrupules  du  poêle,  sont  reproduites. 
.9'/2  exemplaires  numérotés  à  20  fr.  l'exemplaire . 

Vient  de  Paraître  :    Arthur  Rimbaud.  Poésies 
Sous  presse  :  Paul  Verlaine.  Fêtes  Galantes 

CHARLES    MORICE 

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Lucile  de  Chateaubriand.  Œuvres  Etude    de  L.  Thomas 
Maurice  Barrés.  Autour  des  Eglises  de  Village. 
Laurent  Tailhade.  Quelques  Fantômes  de  Jadis. 
Alfred  Capus.  Boulevard  et  Coulisses 
A.    Sérieyx.  Vincent  d'Indy 
Chateaubriand  &  ***  Journal  d*un  Conclave 
Jules   Destrée.    Wallonie. 
Charles  Morice.  Quelques  Maîtres  Modernes. 
Marcel  Boulenger.  Apologie  du  Duel 

Rémy  de  Gourmont.  Trois  Légendes  du  Moyen  Age.   (épuisé) 
André  Salmon.  La  Jeune  Sculpture  Française. 


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